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9 juillet 2023

Rires d’espoir

– Des voyous partout ; ils pillent, ils brûlent ; celui qui ne baisse pas les yeux, ils l’égorgent. Dans un univers en fin de partie, l’individu n’a plus d’autre choix que la soumission.

– C’est faux ; on peut priver le peuple de sa liberté, mais on ne peut rien contre l’individu déterminé. L’individu déterminé a toujours le moyen de s’échapper.

– N’importe quoi. Personne ne s’échappe. La soumission ou la mort.

– Une fillette, une simple fillette. Elle leur a échappé.

– Elle ne leur a pas échappé. En tout cas, c’est ce que beaucoup disent.

– Dix personnes debout les unes à côté des autres assistent à la même scène. Séparez-les, attendez une heure, et faites raconter : vous aurez dix histoires différentes, voire contradictoires. Qui se trompe ? Qui ment ? Et finalement, qu’importe ?

Un vent soutenu couche avec grâce les hautes herbes de la plaine en longues ondulations harmonieuses. Un vent tiède, presque chaud, sous un soleil en fête. Tantôt ici, tantôt ailleurs, au gré de la valse des herbes, on devine plus qu’on ne le voit, un chemin taquin qui va gaiement son bonhomme de chemin. Tiens, quelque part, sans doute courant sur la piste, deux nattes blondes et joyeuses flottent au-dessus des herbes. Parfois, elles y disparaissent. Mais parfois elles semblent comme s’envoler, lassant paraître un chemisier blanc d’où s’échappent deux bras qui ressemblent à des ailes. Un papillon, un oiseau blanc ? Non, un chemisier de petite fille. Une petite fille courant toute seule, si loin dans la plaine ? Progression irrégulière, tantôt course joyeuse, tantôt cloche pied, comme si on allait sur un air de musique ou de chanson, tantôt marche sage ; et aussi des arrêts ; le temps de goûter une mûre sauvage ou de cueillir une fleur ? On devine un bouquet aux mains de la fillette, bouquet sans doute enrichi au gré d’une collecte aléatoire et peut-être capricieuse.

La petite va confiante, fragile, insouciante.

Insouciante ? Peut-être pas tant que cela. Bien avant nous, elle les a repérés. Dix, peut-être douze. Sur une seule ligne de front, accroupis dans les herbes, progressant rapidement dans sa direction. Lui coupant toute retraite. Une ligne frontale qui ne peut rien annoncer de bon.

Ils progressent vite, mais avec une sorte de retenue. Des chasseurs qui pensent surprendre un gibier.

La petite fille est maligne, elle se garde de courir, elle serait rattrapée. Elle continue de vaquer comme si elle n’avait rien remarqué. Aussi loin que porte son regard, la plaine est vide et ne laisse espérer aucune échappatoire. Seulement quelques arbres. Mais que peuvent les arbres pour venir en aide à une petite fille en détresse ?

La petite fille se sourit à elle-même. Elle sait très bien que certains arbres peuvent l’aider. Un tel arbre, justement, elle en repère un, plutôt proche, presque en bordure du chemin qu’elle poursuit. Un arbre de salut ? Rien dans la progression de la fillette qui le laisse deviner. Qui continue d’aller comme si elle n’allait nulle part.

Elle sait, elle sent bien cependant derrière elle les prédateurs se rapprocher, inexorables. Ils seront sur elle avant qu’elle n’ait pu atteindre l’arbre. Il faut tenter l’impossible, elle tente l’impossible. S’arrête, se retourne, assez lentement cependant pour donner aux chasseurs le temps de s’aplatir dans les herbes, immobilisés. L’air de scruter, l’air d’écouter, la fillette pousse l’audace jusqu’à faire mine de revenir en arrière. S’arrête à nouveau, scrute à nouveau. Non, rien. Comme elle a l’air rassurée ! La voilà qui reprend gaiement son cheminement vagabond.

Le chef des prédateurs, il y a toujours un chef chez les prédateurs, le prédateur fait signe aux autres : laisser passer quelques instants ; la fillette a gagné cinquante pas, bien plus qu’il ne lui fallait, elle est au pied de l’arbre, qui lui tend gentiment sa première branche, à peine au-dessus du sol, la voilà sur la première branche, et puis très vite sur la seconde branche, et bientôt sur la troisième.

À l’instant, les prédateurs ne se soucient plus d’être démasqués, ils se redressent, ils se hâtent vers l’arbre, retardés cependant par les pierres qu’ils ont prises avec eux, pour la lapidation. C’est l’usage, on finit toujours par lapider les femmes et les filles usagées. Vociférant, ricanant, ils cernent l’arbre. Ils ordonnent à leur proie de descendre, ils ne lui veulent aucun mal, mais si elle ne descend pas d’elle-même, ils seront en colère, ils viendront la chercher.

Pour toute réponse, la fillette passe les bras, puis une jambe sur la quatrième branche, mais avant de hisser l’autre jambe, un coup de talon léger sur la troisième branche, qui casse comme du verre et tombe sur les assaillants.

Furieux, les prédateurs désignent l’un d’entre eux : qu’il aille chercher l’insolente gamine, qu’il la fasse redescendre ou la précipite au sol ! Le prédateur s’élance, il est sur la première branche, surprise, la première branche casse, pas de souci, le prédateur a déjà saisi la seconde branche, il s’y hisse sans peine. Le voilà debout sur la branche, tendant le bras, il veut atteindre la quatrième branche, sur laquelle se tient la fillette, mais celle-ci sans attendre, gagne la cinquième branche, non sans avoir au préalable talonné la quatrième, qui tombe à son tour, non pas directement sur le sol, mais d’abord sur la seconde branche ; sous le choc, la seconde branche casse à son tour, le prédateur perd son appui, manque de chuter, se trouve contraint de se retenir au tronc de l’arbre ; dans cette position, il ne peut atteindre la branche sur laquelle se tient la petite fille.

« Grimpe le long du tronc ! » lui intiment les autres au sol.

C’est un homme jeune, il devrait être capable de cette ascension, il n’y a pas tant que cela à grimper. Mais tandis qu’il juge l’effort à produire, il voit soudain avec effarement la branche au-dessus de lui se détacher du tronc, et tomber droit vers lui ; tant bien que mal, il résiste au choc, mais il ne peut éviter l’extrémité de la branche qui lui lacère douloureusement les épaules et le dos. Vaincu, et malgré les insultes qui fusent en dessous de lui, le moins maladroitement qu’il peut, il entreprend de redescendre. Il se hâte autant qu’il peut, car il a eu le temps de voir qu’au-dessus de lui, on se hisse déjà sur une nouvelle branche, et nul doute que celle actuellement utilisée va bientôt se trouver talonnée à son tour ! Le malheureux grimpeur parvient à éviter la branche, mais pas ses comparses, qui furieux de son échec, le reçoivent au sol en le rossant du mieux qu’ils peuvent, tandis que dans l’arbre, la petite fille, riant aux éclats, continue sa brillante escalade. Cependant, parce que c’est devenu inutile, elle néglige désormais de talonner les branches qu’elle quitte, conservant à son arbre sa majestueuse frondaison.

Au sol, le rossé a fini par s’enfuir, blessé et boîtant. Le chef ordonne qu’un autre des siens reprenne l’ascension échouée, mais c’est peine perdue ; les prédateurs sont des hommes des villes, se battre et détruire, oui, mais le grimper des arbres n’est pas leur ordinaire. Et puis le talon de leur ennemie, là-haut, capable de briser des branches, une vraie diablerie, qui pourrait bien les détruire à leur tour. De plus, fait-on valoir au chef furieux, à quoi bon entreprendre cette ascension périlleuse, la fillette tôt ou tard, sera bien forcée de redescendre. Il suffit de l’attendre.

— Bande de nazes pédés, grommelle le chef, je ne suis pas assez remis de ma blessure au bras, sinon, il y a longtemps que je serais là-haut et que la meuf, elle aurait la fessée qu’elle mérite ! Une fessée pour commencer, bien sûr !

Finalement, on s’accorde ; on renonce à l’ascension, mais on prévient, si la fillette ne descend pas immédiatement, ils vont faire pleuvoir sur elle une véritable pluie de pierres. Des pierres, ils n’en manquent pas, on s’en souvient, ils ont les pierres préparées pour la lapidation.

À ces menaces, qui terroriseraient n’importe qui d’autre, la fillette répond par un éclat de rire. C’est qu’elle est sûre de son arbre, et que les branches, sagement conservées, lui feront un écran protecteur qui aura bientôt fait d’épuiser ses harceleurs. Et c’est exactement ce qui se produit : non seulement le couvert des branches ne laisse passer aucun projectile, mais on dirait qu’il trouve la ressource pour retourner ceux-ci vers les assaillants, blessant assez sérieusement plusieurs d’entre eux.

De guerre lasse, on finit par renoncer aux pierres, on cherche autre chose. Secouer l’arbre ? Peine perdue, le tronc ne s’y prête en aucune façon. Le scier ? Il faudrait s’équiper ! Mettre le feu ? On y pense, mais comment éviter de se faire repérer ?

Les heures qui défilent augmentent la rage et la fureur des prédateurs, incapables de supporter leur impuissance.

Il n’en est pas moins vrai qu’elles finissent aussi par peser sur la petite prisonnière. Bien sûr, elle est assez bien installée sur une fourche où elle a pu s’allonger. Mais le soir s’annonce, comment sera-t-elle sur sa fourche, quand il fera nuit, quand il fera froid ? Bien sûr, l’obscurité établie, les prédateurs pourraient bien rentrer chez eux. Elle l’a vu, au moins la moitié d’entre eux n’est déjà plus sur les lieux. Mais à supposer qu’ils partent tous, sera-t-elle capable de descendre de l’arbre sans y voir ?

Une fois encore, la petite fille rit ; elle sait bien qu’elle s’invente des questions qui ne se poseront pas.

Soudain, au pied de l’arbre, intense activité. Les prédateurs qu’elle avait cru définitivement partis, les voilà de retour. Elle le note immédiatement, l’un d’entre eux porte un sac sur son dos. À quelques pas de l’arbre, le porteur s’arrête, et pose délicatement son fardeau, ouvre le sac et en retire un étrange cylindre métallique. Le chef des prédateurs crie dans sa direction.

— Écoute bien, là-haut. Ta petite plaisanterie a cessé de nous amuser ; la nuit va tomber, et s’il t’arrive quoi que soit, on voudra nous mettre cela sur le dos. Nous ne te voulons aucun mal, tu n’as rien à craindre de nous. Mais si tu t’obstines, ce sera tant pis pour toi. Tu as trois minutes pour descendre. Passé ce délai, nous allons démolir ton arbre, nous avons amené l’arme et les munitions qu’il faut pour cela.

Ils ont raison, il est temps d’en finir, elle est du même quartier qu’eux, et bien qu’elle n’ait guère de connaissance des armes, elle sait parfaitement que le tronc, malgré toute sa bonne volonté, ne pourra pas la protéger longtemps. Il est temps d’en finir, mais elle est prête depuis si longtemps.

Ont-ils réellement attendu trois minutes ? La détonation n’est pas très forte, mais le tronc a vacillé. Il faut sauver l’arbre martyre. Confiante et toujours gracieuse, un coup de talon joyeux et confiant, la fillette s’élance vers le ciel.

– Un grand voile blanc s’est envolé de l’arbre ; un bel oiseau blanc !

– Et la petite fille ?

– Quelle petite fille ? Il n’y a jamais eu de petite fille !

– Une petite fille, bien sûr, avec un grand jupon blanc, qui lui a fait comme un parachute. Elle a flotté longtemps, très loin dans l’air, avant de se poser comme une feuille, très loin dans la plaine.

– Ni jupon, ni oiseau. Seulement une chute. Les voyous ont craint qu’on ne les accuse. Ils ont enterré le corps. On a bien signalé une disparition d’enfant, il y a eu quelques recherches, mais on n’a rien trouvé. Comme toujours.

Dix personnes debout les unes à côté des autres assistent à la même scène. Séparez-les, attendez une heure, et faites raconter : vous aurez dix histoires différentes. Qui se trompe ? Qui ment ? Qu’importe ?

Ce qui importe, c’est qu’on ne puisse rien contre les esprits libres ; l’esprit libre qui veut s’échapper, personne ne peut l’en empêcher, personne ne peut le retenir.

Personne n’a pu faire taire le rire cristallin de la petite fille libre.

Bormes les Mimosas, juillet 2023

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