/Nouvelles

27 décembre 2023

Le guerrier qui ne voulait pas qu’on l’enterre.

Le drame ? Une chasse.

Dix juvéniles courent sur la ligne de crête. Deux d’entre eux sont encore presque louveteaux. Ils s’efforcent derrière un splendide adulte, pelage fauve sombre, quasiment noir, parfaitement indifférent au groupe de ses suiveurs, et qui va bon train, seulement soucieux de ne rien perdre du drame dans le vallon en dessous d’eux.

Chasse particulière : qui risque le plus de mourir ? Le gibier, ou son chasseur ?

Le gibier ? Une Grande ramure. Tout dans la course en démontre la puissance et le souffle, mais aussi l’expérience et la sagesse. Une ramure plus jeune ou moins expérimentée serait peut-être tentée de forcer l’allure, affolée plus que nécessaire par la chasse qu’on lui fait. Grande ramure va juste ce qu’il faut pour rester hors de portée, économisant ses forces et son souffle.

De toute façon, Grande ramure n’est pas inquiet. Bien sûr, le talweg où l’on court est étroit, et sans vraiment d’échappatoire : à gauche, une falaise abrupte, infranchissable ; à droite, la pente est certes plus douce, mais de ce côté, le gibier sait la route fermée par les loups qu’il devine courir sur la hauteur. Le talweg est étroit, toutefois il débouche bientôt sur une vaste plaine, où il sera aisé de se perdre. Le sol fait des galets irréguliers et mobiles, freine certes la course de Grande ramure, mais plus encore celle du deux-pieds à ses trousses. Forcer l’allure, ce serait le pari d’une chute ou d’une blessure. Non seulement le chasseur n’accélère pas, mais depuis quelques instants, il a même nettement ralenti. C’en est au point que Grande ramure, de plus en plus assuré, décélère à son tour : le deux-pieds, épuisé, peut-être malade, ne le rattrapera pas. Et les loups sont trop loin pour tenter quoi que ce soit.

Les loups. Sur la colline, l’épuisement du deux-pieds, le grand loup l’a vu à son tour. La compassion est-elle étrangère au monde sauvage ? C’est pourtant bien un sentiment de ce genre qu’éprouve l’animal. Certes, le deux-pieds et le carnassier ne sont pas des inconnus l’un pour l’autre, c’est même le contraire, ils ont si souvent chassé de compagnie ! Bien sûr, chacun est resté sur sa réserve, a gardé ses distances. Mais tant de courses de conserve, cela ne peut manquer de créer ce qui ressemble à du lien, presque une forme d’amitié sauvage.

Aujourd’hui, le deux-pieds court seul. Il est passé très tôt ce matin au voisinage du gîte des loups ; il était déjà seul ; ce n’est pas cette solitude qui avait surpris le loup, mais quelque chose de plus incertain : d’ordinaire, même à distance, il émanait du deux-pieds une sorte de détermination inflexible, absolue, qui encourageait le souci de l’accompagner ; cette détermination qui avait conduit le loup à devenir partenaire habituel de chasse, entraînant derrière lui les membres de la meute en âge de course. Ce matin, c’était bien le même deux-pieds, mais la détermination s’était comme évaporée.

Le loup avait suivi pourtant, entraînant les meilleurs des siens derrière lui. Le deux-pieds les avait guidés vers une trace qu’ils avaient suivie jusqu’au-delà du milieu du jour. À partir de là, on avait chassé à vue, poursuivant la technique habituelle de chasse commune aux loups et aux deux-pieds, dont l’essentiel consiste en l’épuisement implacable et sans issue du gibier.

Cette fois encore, le deux-pieds avait surpris Grand loup. Depuis longtemps, il n’ignorait rien de cette étonnante capacité de son partenaire à orienter la course dans la direction qu’il souhaitait. Une fois encore, le deux-pieds avait fait montre de cette aptitude, mais il avait poussé Grande ramure dans une direction parfaitement imprévue, gagnant bientôt des territoires où le loup n’avait jamais vu le deux-pieds courir.

Après le mitan du jour, le deux-pieds avait commencé son accélération, dépassant bientôt les capacités des loups, qui sagement, s’étaient laissé distancer, choisissant de barrer les routes en direction de la colline. Accélération bien réelle, mais que le loup avait bientôt jugée très insuffisante. Elle ne permettrait pas d’épuiser Grande ramure. Et maintenant, le deux-pieds ralentit encore ! Grande ramure, de plus en plus confiant, ralentit à son tour, c’est tout juste s’il ne pousse pas l’insolence jusqu’à s’arrêter ici ou là pour brouter quelques herbes. Sur la colline, le Grand loup, impuissant et désespéré, enrage.

Oui, en bas, dans la plaine, le deux-pieds est au bord de l’épuisement ; mais pas désespéré ; mieux, qui pourrait croiser son regard aurait la surprise d’y découvrir quelque chose comme de l’amusement, une forme de gaîté. Malgré ce qu’en croient les deux autres acteurs du drame, Grand loup et Grande ramure, non les jeux ne sont pas faits, tant s’en faut, et même dans son état, le chasseur garde plus d’une ruse en réserve.

Souvent, les coureurs manquent le gibier. Ils lancent la course ou trop tôt ou trop tard, ils confondent ou perdent les traces, ou prennent des pistes qui ne mènent nulle part. Certains coureurs sont reconnus pour leur plus grande habileté ; ceux-là disent le soir devant le feu : « Il a repéré une trace bien fraîche. Demain, dès le petit matin, il prendra cette trace. »

S’il s’agit d’un chasseur d’expérience reconnue, deux, trois, parfois jusqu’à dix vont l’attendre devant sa hutte.

Nombreuses sont passées les saisons au cours desquelles Chomy est resté silencieux. S’il avait parlé, les suiveurs auraient été trop nombreux, ils auraient gêné la chasse. Il ne parlait pas, mais quelques fidèles, plus observateurs, devinaient ; ils attendaient dès avant le petit jour. On le savait : Chomy ne manquait jamais une poursuite, fort habile à guider les meutes sauvages selon ses projets.

Et puis, l’âge est venu, et les courses de Chomy sont devenues rares. Quand il est parti, au petit matin, personne, personne pour le suivre.

Chomy le sait, des amis se trouvent désolés qu’il parte seul, tandis que d’autres, hostiles et jaloux, ont certainement ricané de haine ; Chomy sourit presque en dedans de lui : amis, ennemis, ils ne s’en doutent pas, cette dernière course solitaire, c’est précisément le vouloir et le projet du chasseur. Qui donne rendez-vous à son destin ne se soucie pas de spectateurs.

Maintenant, le deux-pieds ne le sait que trop, on n’est plus qu’à quelques foulées de l’issue du talweg ; Grande ramure y sera bien sûr le premier, il voudra mettre à profit le terrain plus facile pour prendre de l’avance, il ne faut pas lui donner trop de cette chance.

Peut-être parce qu’il est placé en hauteur, peut-être parce qu’il est plus attentif, Grand loup l’a vu le premier : sans attendre d’avoir atteint le sol de la plaine, et alors même que plus personne ne l’en soupçonnait encore capable, le deux-pieds a repris sa cadence infernale. Quant à Grande ramure, distrait, il ne remarque rien. Rapidement, secrètement, malgré le sol défavorable, Chomy gagne du terrain.

Quand Grande ramure prend conscience, il est déjà trop tard. Effrayé, il veut lui aussi s’élancer, mais il découvre avec terreur qu’il ne le peut plus, ses membres ankylosés, asphyxiés, peuvent à peine le soutenir ; encore quelques longs instants, la course infernale du deux-pieds le rapproche toujours plus de sa proie, et puis soudain, à quelque accident de terrain, Grande ramure bute et s’écroule, incapable de se relever. Il devine plus qu’il ne voit le deux-pieds au-dessus de lui, il devine plus qu’il ne la sent la lance qui s’enfonce entre ses côtes.

Chomy n’attend pas de reprendre un peu de souffle. Sans attendre, équipé de son silex, il entreprend le dépeçage. S’il avait chassé avec des alliés deux-pieds, ces derniers se seraient chargés de cette besogne, puis ils auraient porté la viande de vie vers la tribu. Aujourd’hui, pas de viande pour la tribu, mais de la viande pour les loups ; ce que le deux-pieds prend le temps de découper facilitera leur festin, une sorte de merci et d’adieu, le deux-pieds se sait en route pour une course où les loups ne le suivront pas.

Bientôt, la meute est autour de lui ; elle pourrait être menaçante, mais Chomy sait qu’il peut compter sur la protection de Grand loup. Il se hâte sans hâte : à la grande roue du temps qui passe, ses instants comptés. Maintenant le ventre de Grande ramure est offert, Chomy n’en fera pas plus, un signe à son ami, les loups s’élancent, il s’écarte, Grande ramure en offrande à la meute affamée. Il a soif ; mais plus assez de forces pour trouver de l’eau ; il a chaud ; à l’écart, un lit de mousse sous une basse futaie, un endroit parfait, il s’allonge.

La tribu, ses amis, mais surtout ses ennemis vont bientôt s’inquiéter de sa disparition. Des groupes amis, ennemis, vont partir à sa recherche. Il sourit : personne ne poussera jusqu’ici, aussi loin en territoire étranger ; ils n’oseront pas, mieux, ils n’imagineront pas.

Tôt ou tard, les loups vont finir par s’éloigner ; quand ils en auront fini avec la dépouille de Grande ramure ; ou plus tôt s’il prend caprice à quelque grand prédateur de vouloir la leur disputer. Peu importe, d’une manière ou d’une autre, il ne restera très vite plus rien, ni de Grande ramure, ni de lui.

Chomy, où est Chomy demande l’enfant à sa mère. La mère ne sait pas, répond la mère. Chomy est ainsi, il a toujours agi ainsi. Parfois il part, des jours, ou même des mois, pour de longues courses solitaires et secrètes. Quand il revient, on lui demande où il a couru. Mais il ne répond rien, exactement comme s’il n’entendait pas. Et peut-être qu’il n’entend pas. Ses amis et elle-même l’ont redit et répété à Chomy : les courses solitaires sont toujours dangereuses, et tôt ou tard, Chomy sera surpris par le malheur, et ne reviendra pas. Peut-être que Chomy s’est trouvé surpris par le malheur et qu’il ne reviendra pas.

Non, dit l’enfant. Chomy ne s’est pas trouvé surpris, pas du tout. Personne ne peut échapper à sa fin, et Chomy pas plus que quiconque. Mais la tribu rassemblée autour de sa dépouille, pleurnichant son départ, amis sincères, mais aussi les comédiens hypocrites… Chomy n’en voulait pas.

L’enfant parle, parle… mais comment pourrait-il savoir ?

Chomy a parlé à l’enfant, l’enfant sait.

Maintenant, les ennemis de Chomy ont peur. S’ils trouvent sa dépouille, ils la partageront, et l’esprit de Chomy, définitivement chassé de la terre, ne pourra plus jamais importuner les vivants. Ils ne trouveront rien : telle est la vengeance implacable de Chomy.

Bormes les mimosas, décembre 2023

1 Commentaire

  1. Georgel-Carle michèle

    Triste mais beau !

    Réponse

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous aimerez aussi

Le masque ou la vie

Dès la porte franchie, il se sentit saisi par le froid de l’extérieur. Mais pour commencer, pas si désagréable que cela ! Au contraire, une sensation qui venait comme fouetter l’épuisement. Profiter...

Histoire de Prince

Voilà plusieurs instants, (secondes, minutes, heures ?) que Prince se défend de l’appel du réveil ! Réfugié dans l’îlot de confort de son couffin et du sommeil, devinerait-il, inspiré par...

Chute libre

Oui, le document proposé aujourd’hui est encore une nouvelle ! Une nouvelle dont la genèse mérite d’être rapportée : il s’agissait d’abord d’un chapitre du roman « Le crépuscule des...