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22 décembre 2023

Histoire de Prince

Voilà plusieurs instants, (secondes, minutes, heures ?) que Prince se défend de l’appel du réveil ! Réfugié dans l’îlot de confort de son couffin et du sommeil, devinerait-il, inspiré par quelque mystérieux instinct, ce qu’au-delà le monde lui réserve de mauvaises surprises ? Non, décidément, ne pas savoir, ne pas entendre, la tête confortablement cachée entre les pattes, il ne veut rien entendre.

Il entend cependant. La vieille. Elle râle.

D’un seul élan, voilà Prince assis, tous les sens en alerte ! La vieille n’a jamais eu l’assoupissement silencieux : sitôt l’esprit absent, le regard clos ou seulement vague, c’est la fête respiratoire ! Toutes sortes de sons divers, gorge rauque, souffle bruyant, ronflements variés, crachements, sifflements… quand il n’était encore que petit chiot au seuil de la vie, Prince en était effrayé, puis il s’y est habitué, mieux, ces éructations diverses, d’habitudes, comme c’est si souvent le cas, elles sont devenues comme une sorte d’affection, dont il n’est pas sûr qu’elles ne lui manqueraient pas, désormais, si elles lui étaient enlevées…

Mais ce matin, les sons produits par la vieille ne sont pas comme à l’ordinaire, Prince le sent parfaitement ; oppression, angoisse, et plus inquiétant encore, cette épaisseur d’inconscience…

Prince est affolé ! Aux côtés du lit, il appelle, il jappe, il gémit ! Rien ! La vieille ne l’entend pas, elle est toute à son râlement. Prince se dresse sur ses pattes, ses antérieurs sur la couverture. Interdit ! Si la vieille s’éveillait à présent, il se ferait sérieusement rabrouer… Comme il le voudrait, et même qu’elle le batte, oh, qu’elle le batte, cela montrerait qu’elle existe toujours, mais rien, pas de coups, pas même de reproches, la vieille continue de râler sa solitude tellement lointaine…

Tant pis pour le sacrilège, cette fois, Prince est affolé, d’un bond, le voilà sur le lit, comme c’est facile, sur le lit, et pourtant, il ne se souvient pas l’avoir jamais fait, cela lui paraissait tellement interdit, inaccessible, un simple coup de rein, et c’est chose acquise, on se fait parfois des idées sur le monde, la vieille va se dresser, furieuse, elle ne se dresse pas, à bout d’angoisse, Prince lèche les mains, le tissus de la poitrine, le visage… inerte, absente, la vieille continue son effarant râlement !

Désespérément, Prince lèche et lèche encore, désespérément, il veut ramener ces chairs usées à sa vie, à sa conscience, désespérément, le râle se prolonge, toujours plus sourd, toujours pus inquiétant, désespérément, Prince comprend qu’il n’arrivera plus à rien, il n’est qu’un pauvre chien, il ne peut pas sauver le monde, ni même la vieille qui râle, il faut qu’on vienne, il faut qu’on l’aide, il faut qu’ils viennent, les voisins, les sirènes, les  femmes en blanc, les hommes en noir…

Voilà Prince à la porte, qui hurle à la mort, comme il sait bien que là-bas, très loin, très loin, ses ancêtres hurlaient, la vieille va se réveiller, indignée, et le gronder, indignée, les voisins vont sonner,  indignés, tout le monde connaît Prince, dans l’immeuble, qui connaît tout le monde, dans l’immeuble, et chacun y sait bien comme Prince y est un chien bien élevé, qu’on peut laisser seul, tout le temps des courses de la vieille, jamais un cri, jamais un jappement, tout l’immeuble en témoigne, Prince est un prince dans l’immeuble, s’ils l’entendent hurler, comme il hurle, à la peur, à la mort, ils diront, ils penseront, Prince hurle, jamais il ne hurle, il se passe quelque chose, ils viendront, ils viendront, ils feront ce qu’il faut pour faire cesser l’effrayant râle de la vieille, qui râle toujours plus effrayamment, Prince se  désespère ! Ivre de souci, toujours hurlant, mais avec encore plus de frénésie, le voilà qui se jette sur la porte, il gratte, il creuse, il creuse encore, il a bientôt les ongles en sang, mais en vain, la porte ne s’ouvre pas, le sol ne se creuse pas, le râle de la vieille remplit désormais tout l’espace, Prince, impuissant, désespéré, sombre dans l’affolement…

Il appelle encore, puis il écoute ; mais non rien, dans l’immeuble, en dessous, au dessus, pas de bruit, le silence ! Les voisins, stupides voisins, sont-ils sourds ? Sont-ils morts ? Râlent-ils comme râle la vieille ? Peut-être tous les humains sont-ils en train de râler, atteints de quelque mal, laissant les chiens à l’inquiétude, au désespoir ? Prince se précipite à la fenêtre ; par chance, elle est entrouverte ! Du nez, il ouvre plus grand, d’un bond, le voilà sur le rebord… tout est normal, la rue grouille d’humains qui vont et viennent, le plus normalement qu’il soi ! Les appeler, voilà ce qu’il faut faire, frénétiquement, Prince aboie vers la rue, il aboie encore, il gémit, jappe, glapit, grogne, menace, gronde, hurle, rugit, mais rien n’y fait, personne ne le remarque, pas un à lever le nez, pas même sur le trottoir d’en face, il la reconnaît, la marchande de journaux, qui bavarde à sa porte : désolé, Prince le comprend, quelque énergie qu’il y mette, il est tout simplement impuissant à couvrir le bruit de la rue ! La vieille râle moins fort, mais Prince le devine, ce n’est pas un progrès, bien au contraire, il faut qu’il fasse quelque chose, il faut qu’il trouve, mais il ne trouve rien, faudra-t-il qu’il saute par-dessus la balustrade de la fenêtre pour qu’enfin, on prenne garde à lui ? Sauter ? Le pauvre chien, terrorisé, sait bien qu’il ne le peut pas, il s’y romprait les os, même un chat ne pourrait réussir sans dommage un tel bond, oui mais quoi ? Quoi d’autre ?…

La marchande de journaux a manqué la syncope : elle l’a vu, de ses yeux vu, devant elle, d’abord, quelque chose qui tombait, puis le choc, sourd, effroyable, sur le sol, la pauvre bête, tuée sur le coup, au moins elle n’a pas souffert, mais tout de même, qu’est ce qui a pu lui passer par la tête, à ce chien, Prince, elle l’a reconnu tout de suite, même si elle n’a pas voulu regarder, mais ce n’était pas si horrible que cela, couché sur le côté, pas de sang, pas de blessure visible, elle l’a reconnu sans le moindre doute, le chien d’une dame de l’immeuble en face, qui lui achetait le journal, tous les matins, et parfois aussi, une gourmandise, Prince, même, qu’il s’appelle le chien, un animal bien sage ma foi, et plutôt paisible, tout le quartier le connaissait et l’adorait, qu’est ce qui a pu lui passer par la tête, mais au moins, ça a sauvé sa maîtresse, qui serait morte sans doute, à cette heure, sans cette chute ! C’est qu’elle a voulu prévenir, elle a sonné chez la gardienne, toutes les deux, elles sont montées jusque chez la dame, elles ont sonné, rien, frappé, rien, là, elles se sont inquiétées, on a fait venir les pompiers, ils ont ouvert la porte, ils ont trouvé la dame, dans le coma oui, qu’elle était, c’est ce qu’ils ont dit, pimpon, la sirène, l’ambulance, les urgences, on a pu sauver la dame, qui s’est très bien remise, mais pas le chien, qui était mort, lui, sur le coup ! La pauvre dame, elle s’est remise, mais elle n’a plus toute sa tête, elle dit que son chien n’est pas tombé, mais qu’il a sauté, pour la sauver, la pauvre dame, elle n’a plus toute sa tête, à cet âge, pensez donc, perdre son chien !

Florence, décembre 2023

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