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16 janvier 2024

Le masque ou la vie

Dès la porte franchie, il se sentit saisi par le froid de l’extérieur. Mais pour commencer, pas si désagréable que cela ! Au contraire, une sensation qui venait comme fouetter l’épuisement. Profiter de ce sentiment qu’il savait passager. Très vite, quelques dizaines de pas tout au plus, le froid l’envahirait, et deviendrait douloureux. L’instant présent. L’instant présent pour oublier le futur.

De la peine à marcher. C’était venu brutalement. Hier encore, jeune homme impétueux. Et puis soudain, en une nuit, une heure peut-être, vieillard épuisé et claudicant. C’est d’abord dans le regard des autres qu’il avait découvert sa nouvelle réalité. Puis dans la raideur de ses articulations et la maladresse de ses mouvements.  

Dans la rue, à cette heure matinale, les passants sont nombreux, qui courent chacun vers sa besogne. On ne voit que les regards, par-dessus les camouflages. Des regards qui les uns après les autres semblent comme vouloir le fusiller. Menaçants, méchants, agressifs. De vrais regards humains.

Soudain, il comprend. Les masques ! Il a oublié le sien.

Revenir sur ses pas, quelques pas seulement, mais dans son état de fatigue…, Et puis l’ascenseur, dans un sens puis dans l’autre, et les attentes… Un moment de profond découragement. Rien d’autre à faire, pourtant, que de recommencer à l’envers puis à l’endroit ce petit morceau de départ.

À nouveau la rue, et cette fois, le froid, prévenu, n’attend plus pour se montrer agressif. Mais au moins, à son tour masqué comme les autres, il peut aller parmi eux, anonyme, plus personne ne le remarque.

Mais très vite, il étouffe. Comment font-ils tous, pour vivre et marcher ainsi masqués ?

– Tu n’es pas fait autrement que les autres. Depuis toujours, les chirurgiens, les infirmières et les bouchers portent des masques. Aujourd’hui, tous, ils portent le masque en toutes circonstances, sans problème, et sans faire d’histoires. Ils se protègent, et ils protègent les autres !

Se protéger, la belle affaire ! Mais tu n’as pas le choix, les pouvoirs publics ont choisi pour toi, tu peux mourir d’étouffement, mais tu ne peux pas mourir sans protection.

Rapidement, comme il le fait toujours, et parce qu’il ne peut l’éviter, il triche au moins un peu avec les ordres de l’État. Dangereux, bien sûr, mais finalement, à condition de bien surveiller l’environnement, pas tant que cela. Le masque en dessous du nez, et même un peu en dessous de la bouche. De l’air, besoin d’air, de l’air pour avancer. Bien sûr, quelques-uns parmi les masques qu’il croise lui jettent au visage une sérieuse désapprobation, mais seulement quelques-uns, la plupart, sans doute pressés par l’horaire, ne lui prêtent aucune attention, ce qui lui convient bien.

Malgré l’air vif, et le froid, très vite, l’épuisement le reprend. Bien sûr, il n’ira pas loin, comme cela, mais par chance, il n’a pas loin à aller. Deux mille pas, tout au plus, un petit kilomètre. Hier, une plaisanterie, aujourd’hui…

Arrivé à proximité du laboratoire, nouveau découragement. Il faut attendre dehors, une bonne douzaine de masqués font la queue, une sorte de chapelet auquel il vient s’ajouter. Marcher était épuisant, mais l’attente debout, c’est pire. Rien pour s’asseoir. Et rien non plus pour s’adosser. Un monde inhumain, sans pitié ni pardon. À intervalles réguliers, un infirmier vient ouvrir la porte et fait entrer une ou deux personnes. Et puis c’est son tour.

Fini pour le froid, mais il ne peut toujours pas s’asseoir. Derrière une grande vitre en plexiglas, une secrétaire masquée enregistre sur un ordinateur. Parfois, rarement, elle s’adresse à lui, mais il est obligé de la faire répéter, ce qui la contrarie à l’évidence, pourtant, ce n’est pas de sa faute, la voix est étouffée par le masque, qui lui-même n’exprime rien.

Finalement, il peut s’asseoir, enfin. L’infirmier lui fait mal.

– Ce n’est pas grave, dit-il, c’est tout à fait supportable.

– Je n’y suis pour rien répond l’infirmier, compréhensif. La vérité est que vous n’avez pas de veine.

– J’en avais pourtant, autrefois, mais je ne sais pas ce que j’en ai fait.

– Les veines, reprend l’infirmier, c’est comme cela, ça vient, ça va. Ce n’est jamais gagné, cela peut changer tout le temps. Pour l’instant, pour vous, c’est une période sans veine.

Il ne le sait que trop. Mais pour lui, une période, ou une fin de parcours ?

Sur une tablette, à côté de lui, l’infirmier aligne les flacons de sang, avec une dextérité de sorcier.

– C’est très complet. Très très complet. Je ne sais pas ce qu’ils vont trouver avec tout cela, mais s’ils ne trouvent rien…

À nouveau dans la rue, et dans le froid. Le chemin du retour, mais avec un tel niveau d’épuisement, comment revenir, même sur ses propres pas ?

Essoufflé, il cherche où s’asseoir. Mais rien, rien à perte de vue. Bien sûr, il pourrait s’asseoir sur le sol. Quelques instants, pour reprendre son souffle, comme on dit. S’asseoir, c’est facile. Mais comment espérer se relever ? Seul, par lui-même, aucune chance. Les autres ? Quels autres ? Les masqués ont dû finir par rejoindre leur besogne, et maintenant la rue est presque déserte. S’asseoir, c’est la certitude de ne trouver personne pour l’aider à se relever.

Donc il faut aller, envers et contre tout, envers et contre tous. Pas après pas. Masque après masque. Chaque pas gagné est un pas de plus, ou plutôt un pas de moins, vers le salut du lit de mort qui l’attend chez lui. Si près, si loin. Est-ce que Dieu compte les pas qu’Il nous accorde ?

À présent le passage qui le conduit presque aux pieds de son immeuble. Une ruelle étroite et charmante, entièrement piétonnière, bordées de maisonnettes étroites et charmantes et de leurs petits jardinets plantés d’arbres dont la plupart débordent par-dessus les murs, par-dessus la rue. Une ruelle qu’en temps normal, il adorait emprunter. Une ruelle dont l’horizon lui paraît aujourd’hui aussi lointain que l’horizon. Hors de portée.

Aucune autre solution que celle de s’engager. Il s’engage. Même sans espérer, il faut bien entreprendre. Malgré tout.

Une femme, jeune pour ce qu’on peut deviner sous le masque, et jolie, pour ce qu’on peut imaginer sous le masque, un enfant par la main. La femme et l’enfant, toute la largeur de la ruelle. Il veut s’effacer, mais on ne s’efface pas comme cela, à son âge, dans son état. Malgré toute sa bonne volonté, il ne parvient pas à s’effacer suffisamment pour paraître inaperçu. D’abord, il veut rejoindre le côté droit de la ruelle. Un mur, il se heurte à un mur, qui le fait ricocher de l’autre côté, un autre mur, et ainsi de suite.

­– Maman, le monsieur, il va n’importe comment ! Comment allons-nous passer ?

– Un ivrogne, mon chéri, un ivrogne qui titube. Avançons ! S’il nous bouscule, nous le bousculerons !

Se faire bousculer pour motif d’ivrognerie, si tôt le matin ! Il veut dire à l’enfant, il veut dire à la femme, il veut crier au monde entier toute l’injustice du monde entier, mais les mots ne lui viennent pas, et ceux qui lui viennent ne sont pas ceux qu’il faudrait. La tête lui tourne, faiblesse ou désespoir, maintenant l’alternative, plus d’autre alternative : tomber ou s’asseoir, s’asseoir ou tomber. Se relever ? Qu’importe, la question n’est pas, comme on dit, « à l’ordre du jour ». Et pourrait bien ne plus jamais l’être.

Par choix, conscient ou inconscient, ou par hasard, inconscient ou conscient, il tombe, assis, sur une marche, sans doute la marche qui mène à l’une des maisonnettes. Un moment, sinon de pur bonheur, du moins de vrai soulagement. Pour mieux respirer, pour enfin respirer, rassemblant tout ce qu’il lui reste de forces, mouvement compulsif, il arrache l’étouffoir, il s’arrache le masque qui l’étouffe, il respire, enfin, démasqué, libéré, un moment de pur bonheur, enfin presque…

– Maman, l’ivrogne, il a enlevé son masque !

Mais non, petit, il n’y a aucun ivrogne, seulement un vieil homme au bord de l’asphyxie.

­– Remettez votre masque, immédiatement, et relevez-vous, hurle la femme masquée jusqu’aux yeux ! C’est un passage privé, ici, vous n’avez rien à y faire !

La femme crie si fort que tout au long de la ruelle, les fenêtres démasquent et les portes vomissent des visages masqués jusqu’aux yeux. Tout autour de lui, on parle, on crie, on s’indigne, on menace, on commente !

– Ivre à cette heure matinale, une honte absolue !

– Non !

La force et la puissance de sa voix le surprennent au moins autant que l’auditoire, dont le brouhaha se trouve brutalement interrompu !

– Pas ivre ! Seulement épuisé ! Trop vieux pour me relever seul ! On m’aide et je reprends mon chemin !

Il a parlé un peu moins fort, mais toujours avec autant de conviction. Deux ou trois mains charitables semblent hésiter à se tendre.

– Si vous n’êtes pas ivre, pourquoi êtes-vous tombé ?

Geste las.

– Vieillesse. Vieillesse et maladie !

Les mains charitables à demi-tendues s’évaporent aussitôt.

– Ne le touchez pas, surtout pas, il vient d’avouer, il est malade, il va vous contaminer !

Soudain, il se sent seul, jamais, il ne s’est senti autant isolé. Dans un autre monde.

– Il faut appeler la police, mieux les pompiers. Ils ont des équipements et des protections. Ils l’emmèneront directement à l’hôpital, malade et vieux, il n’en ressortira pas vivant ! Il ne pourra plus jamais nuire à personne.

Il voudrait expliquer, les analyses sont formelles, il n’est atteint d’aucune maladie contagieuse. Mais il sent bien que ce serait peine perdue. La foule est furieuse, la foule a choisi. Qui veut noyer son vieux l’accuse de Covid. C’est aussi simple que cela. Quand tout est perdu, il est absurde de se battre. Renonçant à toute idée de combat, il s’adosse, le mieux, le moins mal qu’il peut à la porte qui lui sert de dossier. Mouvement qui n’échappe pas à la foule face à lui, les cris et les menaces s’amplifient, des enfants ou de jeunes adultes jettent de petits cailloux, voire des pierres, iront-ils jusqu’à le lyncher ? Un orateur entre deux âges harangue :

– Les vieux mangent le pain des jeunes ! Mais les vieux morts ne mangent plus le pain de personne. Les jeunes peuvent alors se partager le pain des morts ! Le pain des morts, le meilleur qui soit ! Ce vieux, comme les autres vieux, il faut le livrer aux pouvoirs publics. Eux sauront comment nous en débarrasser.

Dans le lointain, par-dessus cris et menaces, la sirène des pompiers ou des gendarmes. Peu importe, les forces de l’ordre comme on dit. Dans un instant, elles seront à l’entrée de la ruelle. Leur camion ne passera pas, mais ils dépêcheront une équipe casquée, gantée, masquée, avec une civière. Rien ne va plus, maintenant, les jeux sont faits. Il a vécu assez longtemps pour l’avoir appris. Quand tout semble perdu, parfois, une porte s’entrouve, par où peut s’enfuir le destin. Et voilà, soudain, le mur, derrière son dos, vient à lui manquer, il pourrait tomber, mais une force puissante et douce le retient, tandis qu’il entend crier :

– Qu’est-ce que ce charivari ! Voyous charlatans ! Cet homme est mon mari, tombé devant ma porte. Le temps que je trouve ma clé, vous me l’auriez assassiné ! Honte sur vous tous !

Penauds, les badauds penauds penaudent à reculons. Une porte s’est entrouverte.

– Des lâches et des sots, décrète la voix au-dessus de lui. Viens mon chéri, je vais t’aider à te relever, entrons chez nous, je fermerai la porte, et tu seras chez nous, protégé dans les siècles des siècles, et plus encore, si c’est ce que tu veux.

Forte et douce, la femme, le prenant par la taille, l’aide à se relever, puis à marcher vers l’intérieur de la maison. Ils sont, comme on dit, dans une pièce à vivre, ou, selon, survivre, ou même mourir. Peu importe, à l’abri. Une table, et devant la table, un banc.

– Allons jusqu’au banc. Tu t’assiéras, pendant que je ferme la porte. Ensuite, nous verrons.

La femme l’aide à s’asseoir, puis va boucler la porte. La porte bouclée, c’est aussitôt le silence de la rue.

– Nous voici à l’abri, dit la femme en revenant s’asseoir en face de lui. Toi et moi, seuls au monde, à l’abri de tous les regards indiscrets.

Le plaisir de découvrir un visage féminin, après tant de mois à n’avoir vu que des masques ! Un visage qu’il lui semble reconnaître. Mais quand ? Où ? Qui ? Il torture sa mémoire, mais rien, rien de suffisamment précis. Cet homme est mon mari. Pourrait-il avoir tout oublié d’une personne qui aurait été son épouse ?

– Bien sûr que non ! Je n’ai jamais été mariée. Ni avec toi, ni avec personne d’ailleurs. Mais le voisinage me craint, me croyant un peu sorcière, ce que je suis un peu, d’ailleurs. Te présenter comme mon mari, c’est te garantir la plus sûre des protections.

– Les sirènes que l’on entend ?

– Des gendarmes ou des pompiers. Ou pire. Nous avons sans doute été dénoncés. Dans ce monde de masques, les dénonciateurs dénoncent plus vite que leur ombre. Mais si les croque-morts viennent ici, je te cacherai.

– Me cacher ?

– Cachette – couchette introuvable. En parlant de couchette, tu es de plus en plus pâle, et tu seras bien mieux allongé. Tu t’allonges quelques instants, tu te reposes, tu récupères, et puis tes forces un peu revenues, tu rentres chez toi. Si tu veux, je t’accompagnerai. Maintenant, si tu peux, lève – toi, et si tu ne peux pas seul, je vais t’aider. Tu vas voir, le banc, personne ne peut le deviner, ce n’est pas un vrai banc, en réalité, un coffre, avec un couvercle. On soulève le couvercle et dans le coffre, le plus moelleux, le plus confortable des matelas !

La femme a dit vrai, le plus moelleux, le plus confortable des matelas. Il se trouverait bien, très bien, sauf le froid. Tellement froid.

– Je n’ai plus de couverture à prêter. J’ai utilisé la dernière la semaine dernière. Mais tu ne peux pas rester comme cela. Derrière la maison, mon jardinet et dans ce jardinet, la meilleure des terres. Tu verras, la meilleure des terres, riche et chaude. Quelques seaux de ma meilleure terre, et tu seras réchauffé. Tu vas t’endormir comme un bébé.

C’est vrai. Dès les premiers seaux de terre étalés sur sa dépouille, il se sent beaucoup mieux.

– Comment préfères-tu ? Bras le long du corps ou mains jointes ?

Il ne sait pas. Il hésite. Peu importe, après tout.

– Comme je suis à présent. Si je veux changer par la suite, il sera toujours temps.

– Bien sûr. Mais rassure-toi, cela n’est jamais arrivé. Pas que je sache en tout cas. Je vais te donner une tisane de ma composition, et tu t’endormiras sans même t’en rendre compte.

La femme lui soulève gentiment la tête et le fait boire, comme elle l’avait annoncé. Si près de son corsage, il est comme noyé dans son parfum. Tisane ou parfum, il ne peut résister, et prend conscience qu’il sombre dans l’inconscient.

Plus tard, combien de temps ? Heures, jours ? Il s’éveille, toute fatigue évaporée. La nuit est tombée, la pièce est seulement éclairée par une bougie qui vacille sur la table. Il découvre la femme, assise près de lui.

– Tu as dormi pendant tout ce temps, lui dit-elle. Comme tu vois, la nuit est tombée. J’ai allumé la bougie. Comment es-tu ?

– Comme un jeune homme ! Je dois pouvoir marcher jusqu’à chez moi, en un seul voyage.

– Bravo. Lève-toi et marche !

– Je vais verser de la terre partout sur le sol.

– Mais non, une matière qui ne tient pas au corps. Et quant à mon sol, depuis le temps, il ne craint plus rien. Je ne balaye même plus. À quoi bon ? Maintenant, j’ai une question pour toi. Retourner chez toi, es-tu tellement sûr que c’est vraiment ce que tu souhaites ?

– Je ne peux pas m’imposer éternellement chez toi !

– Pourquoi pas ? En tout cas, tu dois savoir pour décider.

– Savoir ?

– Tout n’allait déjà pas si bien avant que tu ne t’endormes, n’est-ce pas ? À présent, nombreux sont ceux qui le pensent, à défaut d’oser le dire, les jeux sont faits, rien ne va plus. Comment cela ? Écoute, tu dois juger par toi-même. Il y a une terrasse au-dessus de la maison. Si tu peux monter l’escalier, je t’y emmène. De là-haut, tu pourras juger par toi-même.

Surprise, contrairement à ce qu’il avait craint, il monte aussi facilement qu’il l’avait imaginé. Les voilà sur une terrasse, en fait le toit de la maisonnette. Ils n’ont pourtant gravi que quelques marches, mais désormais, ils surplombent la ville, qui leur offre une magnifique vue d’ensemble.

– Tu les vois, demande la femme ?

Il les voit, parfaitement, comme en plein jour, alors qu’il fait nuit. Pas de voitures, sinon ici ou là, un bus comme égaré, mais les rues sont pleines de passants masqués qui se hâtent. Certains courent, comme s’ils étaient poursuivis.

– Les travailleurs. Ils ont travaillé jusqu’à l’heure du couvre-feu, et ils n’ont qu’un minimum de temps pour rentrer chez eux, s’ils veulent échapper aux interpellations. Interpellés, ils passent la nuit en garde à vue. S’ils sont récidivistes, grosse amende, et prison.

– Tous masqués ?

– Tous masqués. Le masque, ils ne peuvent plus s’en passer. Comme une seconde nature. La peur. Tous ils en sont persuadés, ils retirent le masque, ne serait-ce qu’un instant, et c’est la contamination certaine. Au grand courant d’air ou dans le secret des vespasiennes, peu importe, la terreur est la même, le masque, leur seul rempart contre leur peur de mourir. Pourtant, à cause du masque, presque tous ont des plaies sur le bas du visage, purulentes, qu’ils cachent en continuant de se masquer, précisément. On dit que certains ont la peau à ce point vermoulue qu’elle laisse voir les mâchoires. Le masque, ils ne pourront plus jamais le retirer, ils mourront avec. Mais le masque ne détruit pas seulement leur visage. Comme il rationne l’entrée d’oxygène dans l’organisme, toutes les fonctions vitales se trouvent altérées. Le pire, c’est le cerveau. Après quelques semaines seulement de port continu d’un masque, les capacités réelles du cerveau se trouvent durablement altérées. Les masqués ne peuvent plus penser par eux-mêmes, il devient nécessaire de penser à leur place. A cette fin, on a créé le ministère de la pensée publique, qui distille chaque jour le prêt à penser du jour.

– Comme la ville est sombre ! Il n’y a pas d’éclairage ?

– Couvre-feu. Le gouvernement coupe le courant aussitôt le couvre-feu. Ni lumière, ni chauffage. Seul passe une sorte de courant résiduel, qui permet de garder allumées les télévisions et d’écouter les messages gouvernementaux.

– Plus de courant, pourquoi ?

– La planète. La lutte contre le réchauffement.

– Et les grilles autour des immeubles ?

– Très pratique. Pour chaque immeuble, les limites autorisées par le confinement. La nuit, personne ne peut dépasser ses propres limites. Il en est de même le jour pour ceux dont les carnets de vaccination ne sont pas à jour.

– Avec un carnet de vaccination à jour, on devrait aller comme bon vous semble !

– Bien sûr que non. Le vaccin ne protège pas la personne vaccinée, et ne l’empêche pas de contaminer son entourage. Et puis, le virus, il change tout le temps. Et chaque fois qu’il change, nouveau vaccin.

– Et à cause des masques, plus personne n’est même tenté de se révolter.

– Personne. Parce que tous espèrent, tous attendent !

– Un sauveur ?

– Exactement. Le Vaccin Universel. Celui qui remplacera tous les autres vaccins. Le seul qui permettra un retour à la vie d’avant. Quand le Vaccin Universel sera-t-il disponible ? Sera-t-il disponible un jour ? Le gouvernement promet. Il achète par avance des doses d’un vaccin dont personne ne sait s’il existera. Parfois, le peuple s’impatiente. Le gouvernement envoie les forces de l’ordre pour disperser la foule, et mobilise les journalistes, pour dispenser des informations optimistes. Matraques et promesses, tout rentre dans l’ordre. Les démasqués, s’il y en a, se masquent à nouveau en toute hâte, pour éviter les fourgons des forces de l’ordre, les blessés, il y en a toujours et de plus en plus, sont emmenés en lieu sûr, un lieu sûr, dans ce monde d’après, un lieu dont on ne revient plus jamais. Maintenant, dis-moi, ce monde d’après, tu veux vraiment y retourner ?

– Non, bien sûr.

– J’en étais sûre, bien sûr.

– Mais je dois y retourner, quand même.

– Pourquoi ?

– Solidarité. Je ne vais pas m’enfuir seul. M’enfuir seul, ce serait pour moi la pire des solutions.

– Ce sera comme tu voudras. Mais prends garde, je ne serai peut-être pas en mesure de t’offrir une seconde chance. Maintenant, si tu es sûr de ton choix ! Il faut redescendre l’escalier, puis nous attendrons l’aube, on ne peut agir autrement, c’est le confinement.

Ils attendirent l’aube, goûtant divers breuvages que la femme tenait en réserve, puis, quittant la demeure de sa bienfaitrice, paisible et indifférent, il reprit son chemin vers l’impasse de la vie. Il ne pouvait agir autrement. Et comme il avait parfaitement compris vers quel destin il allait, jetant définitivement son masque dans une poubelle de passage, il s’arracha un sourire lucide, désespéré et joyeux, qui ne devrait plus jamais le quitter.

L’horizon de la ruelle, l’ascenseur, il est devant sa porte. Derrière la porte, sa femme l’attend, rompue d’inquiétude.

– Que s’est-il passé ?

Il raconte. Il raconte tout. Et encore et encore. La ruelle, la maison, la terrasse…

– Merci, dit sa femme.

– Merci de quoi ?

– Je ne sais pas. Mais merci ! Bien sûr, nous allons passer le reste de nos jours, assignés à résidence. Appauvris, dépourvus de tout, sans loisirs. Mais assignés, il nous reste ce petit espace de conscience et de liberté qu’ils ne pourront jamais nous prendre, et que nous saurons partager jusqu’à ce que sonne le glas.

Et c’est exactement ce qu’ils firent.

Bormes les mimosas, janvier 2022

1 Commentaire

  1. Georgel Michele

    Beau et triste !

    Réponse

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