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8 décembre 2020

L’homme à la cage de verre

Il avait cinq, six ans peut-être, lorsqu’on s’en aperçut.

Il était un petit garçon, semblable aux autres petits garçons. L’oeil vif et le sourire facile. Le front peut-être, quelque chose dans le front, de plus avancé, plus saillant que celui des enfants. Mais un petit garçon, comme tant de petits garçons.

Et pourtant, déjà, il n’était plus un petit garçon ordinaire. À cinq ans, six peut-être, on s’en aperçut.

Il avait des idées. Voilà. On aurait pu ne pas s’en apercevoir, et rien ne serait arrivé. Mais quelqu’un s’en aperçut. Sa mère paraît-il, sa mère à ce qu’on dit. Mais ce qu’on dit ?

Enfin, d’une façon ou d’une autre, d’une cause ou d’une autre, cela finit par se savoir : il avait des idées. Des idées, toutes sortes d’idées. Des idées simples, faciles. Des idées compliquées. Des extraordinaires, inattendues. Des tristes, des drôles ; des à mourir de rire ou de chagrin. Des idées, sans cesse. Comme un volcan, comme une maladie. Comme une éruption, comme une indigestion. Comme une maladie.

Il racontait des histoires. Tout le temps. Des histoires ordinaires et extraordinaires ; on disait de lui : « Il raconte des histoires. »  On disait de lui : « Il ment, il raconte des histoires. »

Il ne mentait pas. Il ne mentait jamais. C’était à cause de ses idées. Il avait des idées. Tout le temps. Il racontait des histoires.

Il faisait aussi des dessins ; avec ses histoires. Des dessins sans histoires, avec histoires, des dessins historiques, des dessins hystériques, des dessins chimériques, et d’autres frénétiques.

Et déjà des poèmes et déjà des chansons.

« C’est un drôle d’enfant ! » disait sa mère, drôlement désolée. « Il n’est pas drôle du tout ! Comme il a de drôles d’idées ! »

Çà lui passera, avec l’âge, consolaient les voisines, qui se trompaient, car rien ne lui passa, ni l’âge, ni les idées.

Au contraire, ce fut le contraire. Et tout s’aggrava. L’âge et les idées.

Quand il eut vingt ans, il n’était déjà plus que cela, une machine à produire des idées ; il parlait vite ; il devait parler vite ; car même en parlant vite, sa voix ne parvenait pas à courir derrière ses idées.

Il se présenta pour un emploi, dans une grande société. Que savez-vous faire, demanda le directeur de la société ? Rien, dit-il, piteusement. Comment cela rien, reprit le directeur ! Oui, rien ! Non, rien ! Alors qu’est-ce que vous voulez ? Voilà j’ai des idées ! Vraiment ? Oui. Cà c’est intéressant. D’autant plus que c’est rare, de nos jours. Ah bon ? Oui, très très rare. Vous êtes embauché. Et il fut embauché.

On lui donna un bureau en bois, dans un bureau de verre, et une vraie secrétaire avec un secrétaire, et un téléphone, qu’on avait pris soin de débrancher, pour éviter les tentations.

On lui présentait des problèmes, des cas, des situations. Il écoutait. Il écoutait sans réfléchir. Il réfléchissait sans écouter. Et puis les idées venaient. Il dictait, la secrétaire notait sous la dictée et sur le secrétaire, et le directeur de la société revendait, très cher la dictée écrite sur le secrétaire de la secrétaire.

Au début, ça pouvait aller. On ne lui présentait que quelques cas. Mais très vite cela changea. Le directeur de la société gagnait une grande quantité d’argent, grâce à la vente de ses idées. L’argent donne soif d’argent, le directeur n’avait plus jamais assez d’argent. Alors on lui multiplia les cas, les études.

Lui ne se plaignait pas ; il ne se plaignait jamais. Il travaillait, notant ses idées, sans jamais se plaindre, sans juger quoi que ce soit injuste.

Il se maria. Il eut un peu de joie. Ce fut la seule fois de sa vie. Cela ne dura pas. Après il y eut les enfants, et les fins de mois difficiles, et le devoir, et tout ce qui gâche la joie.

Mais il ne souffrit pas ; dans le bureau de verre, sur le bureau de bois, les dossiers défilaient, de plus en plus vite. Et lui travaillait, trouvait toujours, toujours plus vite. Toujours d’autres idées, d’autres projets, d’autres inventions.

La société lui proposait les exemples d’autres sociétés, où l’on manquait d’idées. La société gagnait beaucoup d’argent, grâce à lui. Tout le monde était heureux. Le directeur, ses collègues, sa femme.

Mais lui n’était ni heureux ni malheureux. Il travaillait, il ne se plaignait pas. Il n’avait pas de sentiments. Il n’avait plus le temps.

Sa femme, ses amis, le directeur se mirent d’accord entre eux. C’était un homme d’une très grande valeur ; il ne fallait pas le laisser se disperser ; on décida qu’il ne quitterait plus son bureau de verre, qu’il y prendrait ses repas, qu’il y dormirait. Ainsi avait-on la certitude de lui éviter de passer sous un trolleybus, ou d’attraper un mauvais rhume.

Et puis on s’aperçut qu’il pouvait même se passer de sommeil. On le fit se passer de sommeil. Il se passait de dormir. Il travaillait, nuit et jour, produisant des idées, et sans cesse, et tout le temps. Et tout le monde était très content.

Un jour, quelqu’un vint le voir dans son bureau de verre.

Vous, je vous connais, dit-il au visiteur. Je travaille pour votre fils. Votre fils est mon directeur.

Bien sûr que non dit le directeur, qui était le directeur, comme il le lui expliqua, mais il avait simplement vieilli, n’étant pas venu le voir depuis plusieurs années, à son grand regret, mais ayant autre chose à faire. Il resta pensif quelques instants et il dit au directeur :

« Déjà tout ce temps-là ! C’est comme si je n’avais pas vécu. J’avais une femme, qu’est devenue ma femme ? »

Le directeur ne savait que dire, lui ayant pris sa femme, mais sans l’en prévenir, puisque cela n’avait pas été nécessaire.

– Elle n’est rien devenue de particulier, dit le directeur, sans se compromettre.

– Ah ! dit-il. Alors pour elle non plus, ça ne valait pas tellement la peine.

Le directeur lui expliqua, tout le bien qu’il avait fait. Grâce à lui, grâce à ses idées, des dizaines, des centaines de sociétés avaient fait fortune, des milliers d’emplois avaient été préservés.

Il réfléchit quelques instants, et il dit :

« Ce n’est pas tellement vrai. Les sociétés que j’ai aidées à réussir ont été la cause que d’autres sont mortes et ont échoué. Tout s’équilibre donc. Je n’ai fait ni bien, ni mal particulier. »

Le directeur haussa les épaules et quitta le bureau de verre. Lui, il demeura quelques instants à réfléchir ; puis, il haussa les épaules à son tour et se levant du bureau de bois, il sortit du bureau de verre. Il cherchait une glace. Dans un couloir sans avenir, il finit par en découvrir une, accrochée à un impassible désespoir. Mais il ne regarda pas la glace, il n’était pas venu pour celle-ci, mais pour lui, visible dans la glace. Il avait lui aussi changé : le même âge qu’il avait vu au directeur. Ou même pire. À cause des cernes. Et ce regard vide, absent, effrayant.

« Je suis absent de moi-même ! » dit-il à haute voix, et il fut effrayé par le son de sa voix. Et il répéta : « Je me suis absenté de moi-même. »

Déjà une sourde rumeur montait des caves, du rez-de-chaussée, des étages. Dactylos, directeurs, sous-directeurs, larbins et autres sous-fifres se répétaient cette nouvelle incroyable, effroyable : « Il s’est enfui, il s’est enfui du bureau de verre. »

Il comprit qu’ils allaient le reprendre, et il comprit aussi qu’il ne voulait pas qu’on le reprenne. Comme il était malin, il se donna l’air de quelqu’un d’autre, sans en avoir l’air, et il passa au travers de tout le monde, sans en avoir l’air ; se retrouva dans la rue.

La rue aussi avait beaucoup changé. Mais il ne fut pas complètement dépaysé. Il découvrit qu’on avait appliqué plusieurs de ses idées, celle des pavés éclairants, celle aussi des vitrines à bulles et plusieurs autres, les gendarmes mécaniques, les voitures à roulette, les prêtres en soutane, les toutous en plastique hygiénique… et les chats baladeurs.

Après qu’avec un peu de peine, par manque d’habitude, ou, plus justement, par habitude perdue, il eut fait, à un calcul de tête, une bonne centaine de pas, au moins, il fut arrêté par une femme jeune, laide et brune et qui lui disait : « Tu viens chéri ? »

C’était bon de se faire appeler chéri, après tout ce temps-là, et de voir une femme de près, comme il la voyait, et une bien jolie poitrine, comme il pouvait le voir, et tout ce qu’il y avait de bon et de doux chez les femmes, qu’il ne voyait pas, mais qu’il savait qu’on pouvait voir, parfois, comme il le lui expliqua gentiment, doucement, à sa manière à lui, qui était douce, et gentille, mais alors la dame, changeant de ton, changea de langue, lui dit, durement, c’est cent francs, et il songea tristement, qu’ils n’avaient pas appliqué l’une des meilleures de ses idées, un système de surconsommation à sous-consommation appliquée, système qui permettait, outre une disparition complète des problèmes de sur et sous consommation, de se passer complètement de l’argent et de tous ses dérivés monnayables, mais la fille, qui s’en fichait, lui dit qu’elle s’en fichait, et que s’il n’avait pas cent francs, cent francs en mains, et comme base de discussion, et bien sûr il n’avait pas cent francs, il n’avait pas un centime dans ses poches d’avant hier, alors il n’était qu’un vieux dégoûtant et il n’avait qu’à partir, et il partit.

Tristement, un vieux dégoûtant. Voilà comme elle l’avait compris, lui, qui ne comprenait même pas ce qu’elle avait bien voulu dire, mais il sentait que c’était honteux, et il se sentit vieux, triste et malheureux d’exister.

« Ils se sont bien fichus de moi ! », dit-il à haute voix, et quelque chose commença de se nouer dans sa gorge.

Ne sachant où aller, il comprit qu’il ne pouvait en rester là, et il reprit, au hasard, son errance erratique. Après plusieurs carrefours, il parvint à un carrefour, où des enfants jouaient avec un lapin électronique et il les regarda jouer. Il se souvint qu’il avait eu lui aussi des enfants. Mais il n’avait jamais eu le droit de les voir ; on lui disait, vos enfants vont bien, et ils continueront d’aller bien, mais seulement si vous continuez de travailler. Alors, il travaillait et ne voyait jamais ses enfants.

Il regardait les enfants jouer, et quelque chose continuait de se nouer dans sa gorge et autre chose de couler sur ses joues ; ils se sont bien fichus de moi pensa-t-il, et il continua de marcher.

Il passa devant une église à circuits intégrés et il eut envie d’entrer. À l’intérieur, au fond d’une fosse, un Christ était écorché vif sur une croix en amiante pur.

Il alla droit vers le Christ, et lui dit : « Ce n’est pas eux ! C’est Toi. Tu t’es bien fichu de moi, avoue-le ! ».

Mais il rencontra alors le regard du Christ, un long regard douloureux, désespéré, achristant, et il reconnut : « De Toi aussi, ils se sont bien fichus ! Ils se fichent de tous ceux qui prétendent se donner du mal pour eux. »

Le Christ sur la croix en amiante voulut hausser les épaules d’un air résigné, mais pour les épaules, il fut aussitôt retenu par la douleur des clous, et il ne garda que l’air résigné.

« Ils se sont fichus de Toi, et ils continuent de le faire dans les siècles des siècles ! » Mais comme le Christ ne répondait pas, finalement, il quitta l’église.

La chose était à présent entièrement nouée dans sa gorge, et il avait du mal à respirer. Ça lui rappelait son enfance, sans rien lui rappeler vraiment.

Il vola un train et un siège, et il partit vers le Nord. Un contrôleur vint lui demander son billet : « Je n’ai pas de billet, dit-il, j’ai volé le train.

– En ce cas, acquiesça le contrôleur. Et où descendez-vous ?

– Marécage.

– Marécage ? Au cimetière des éléphants ? On n’y a jamais vu d’éléphants, mais c’est tout de même un endroit effrayant »

Et le contrôleur alla contrôler plus loin son cheminement parmi les contrôlables.

Il descendit donc à la gare de Marécage, et il alla vers les landes. Humide, froid. Et tellement beau ! Des années, des années de travail pour en arriver là ! 

« J’aurais mieux fait de venir tout de suite ! »

À présent il respirait avec beaucoup de peine et il toussait. Comme il était épuisé, il s’assit contre un arbre, mort, et il commença d’attendre.

C’était beau. Il y avait des endroits de dunes et des plaques d’eau, et beaucoup de sauvagerie…, et de toute façon, il n’y voyait plus très clair.

Un chevalier noir, sur un cheval noir, galopait tantôt sur l’eau, tantôt sur la dune, lentement, précisément, juste entre l’horizon et lui.

Il en fut heureux ! Il n’avait jamais vu ni chevaux, ni cavaliers, mais il en avait eu l’idée, et il avait même écrit un ouvrage sur l’art de monter et de dresser les chevaux.

Soudain le cheval s’arrêta, un instant suspendu… puis commença, lentement, sur place, une danse extraordinaire, fantastique, et lui pleurait de joie, car il avait tout imaginé, tout, exactement comme cela, et il ne s’était pas trompé du tout.

À présent, la chose était complètement nouée dans sa gorge, et il ne pouvait plus respirer du tout. Il retrouva dans sa poche le petit canif avec lequel il avait, durant tant d’années, taillé ses crayons, et qu’il avait emmené exprès, en prévision, et, avec sa main gauche, d’abord, le poignet droit, parce qu’ensuite, il le savait, de l’autre main, ce serait plus difficile.

Et ça ne faisait pas tellement mal, très impressionnant, bien sûr, mais pas tellement mal, ça piquait, voilà tout, voilà tout ce que ça faisait, il valait mieux ne pas regarder, il changea le couteau de main, et aussi le poignet gauche, et voilà, le ciel se couche derrière le cavalier noir, un magnifique ciel rouge et gris qui crie son dernier cri juste avant de ne plus jamais crier,

Une vie pour ça, ils m’ont bien eu, mais je gagne quand même, je ne peux pas respirer, le nez dans la boue, la boue est rouge aussi, et aussi mes poignets, je suis seulement fatigué, fatigué, tout ce rouge dans la boue, tout ce rouge dans le ciel, tout ce rouge qui tourne, tourne, tourne…

Le cavalier a calmé son cheval et l’a remis au pas. Il fait nuit à présent. Un grand cormoran gris a traversé la lande d’un grand cri hystérique et ricaneur. Le Christ dans sa fosse est resté sur sa croix. Et personne n’a jamais compris pourquoi.

Ouessant, 3 janvier 1981

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