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1 janvier 2000

Les Berbères

Les Berbères allaient, brûlés, de soif, de soleil, de poussière, de désert. Bien sûr qu’ils étaient las, mais ils allaient tout de même, et à peine un peu moins vite, parce qu’ils étaient des nomades, des mâles, que la souffrance était leur lot à eux, comme aussi l’orgueil et la mort, et qu’ils savaient se passer de tout, même d’espérer.

Mais un matin, l’un d’entre eux, on ne sait plus lequel, l’a senti le premier, on ne sait plus comment. Il a su avec une certitude, absolue : l’oasis était là, pas exactement devant eux, mais légèrement sur la gauche, et il savait exactement dans quelle direction.

Très vite, les autres ont su à leur tour, on ne sait pas comment, mais ils ont su, tous, car ils étaient de bons nomades, avec leurs qualités et leurs sens exacerbés.

Les derniers jours ont été les plus durs et les plus atroces. Deux d’entre eux sont morts, épuisés, et cela a retardé un peu la marche, à cause des histoires d’enterrement.

Les derniers jours ont été les plus atroces, et les plus faciles, avec les reins douloureux et les jambes lourdes, si lourdes qu’on ne pouvait plus les faire bouger qu’à partir des reins, et les gorges sèches et les yeux brûlés, et tout cet enthousiasme, cette ardeur, cette espérance. Les derniers jours ont été les plus atroces et les plus faciles.

Et puis, d’un seul coup, ils y étaient. Finie la course ; gagné. L’instant le plus douloureux et le plus heureux. On s’agitait autour d’eux, on les portait, on les berçait. Sauvés. Deux autres moururent encore dans ces premiers instants. Ils s’endormaient pendant qu’on essayait de les faire boire. Ils s’endormaient tandis qu’on les lavait. Ils étaient loin, très loin.

Bien sûr, ils récupéraient très vite. A cause de leur jeunesse, à cause de leur ardeur. Les premiers se levèrent après quelques jours.

Ils se promenaient, au travers de l’oasis, émerveillés, mystérieux, étrangers. Tant d’eau, d’ombre, et de douceur à vivre.

Et les femmes aussi. Bien sûr, les femmes de l’oasis se montraient bonnes pour eux. Parce qu’ils ressemblaient à des loups et qu’ils sentaient la mort. Des doigts, des yeux, d’un ourlet de lèvres, elles leur envoyaient les rendez-vous les plus inattendus. Etreintes molles, douces, merveilleuses, mystérieuses.

Et puis, déjà, l’appel du désert. L’insatiable appel du désert. Nerveux comme des loups, ardents, angoissés. L’appel du désert.

Ils repartirent, un matin, caravane infernale. Ils quittaient l’oasis avec paix. Ils y avaient été heureux, et ils retournaient en enfer. Mais tel était le sang de leur race, qu’ils ne pouvaient pas ne pas répondre à l’appel du désert.

Ils repartaient cependant riches, tellement riches dans leurs haillons. Les bras qui s’étaient noués autour de leurs épaules, voilà ce qu’ils emportaient en eux, et ils ne savaient pas, les misérables, comme il comptait qu’ils partissent vite, avant que ces bras-là ne se soient à tout jamais dénoués.

Merveilleux millionnaires : ils iraient jusqu’à la mort, sans avoir su que la vie s’use à s’user, et que le peu de bonheur qu’ils avaient en eux, était le plus qu’ils pouvaient avoir. Ils partaient avant d’avoir usé leur joie, et cette prudence, laissant leur joie comme en suspension, la rendait éternelle.

Ils ne le savaient pas, mais ils devaient s’en douter, car au-dessus de leurs visages impassibles, leurs yeux souriaient un sourire d’infini.

Les femmes aussi savaient, qui les voyaient partir, le cœur tordu, le ventre mou et l’esprit en feu, les femmes savaient, qui les voyaient partir, se persuadaient qu’on emportait aussi le meilleur d’elles-mêmes.

Seuls les hommes de l’oasis ne savaient pas. Gras, paisibles, à compte de nourriture, de sommeil et d’eau, ils voyaient s’en aller les guerriers du désert avec un rien de soulagement, car ils avaient senti, peut-être, quelque chose des rumeurs secrètes qu’on avait allumées. Mais comment éprouver autre chose que du mépris pour ces bougres faméliques, qu’aucune sagesse ne pouvait attacher ?

Ils ne savaient pas qu’ils n’eussent jamais dû laisser s’enfuir ces coureurs de mort. Il eût mieux valu les égorger froidement, au vu et su de tous, et surtout des femmes. Ils ne savaient pas qu’on emportait, pour toujours, la dernière chance qu’ils auraient eu d’être encore aimés.

Le soir, ils trouveraient leurs femmes accueillantes comme elles ne l’avaient jamais été, et ils seraient fiers de leur virilité paisible, sans se douter qu’ils n’étaient plus rien désormais

que des allumeurs de souvenirs, et que les mercis qu’on dirait, car il y aurait même des mercis qu’on n’avait jamais dits, ces mercis ne seraient pas pour eux, plus jamais pour eux. 

Car telle est la victoire des loups faméliques du désert.

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