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22 juin 1980

Le mendiant

C’était par un matin d’Automne. Par un beau soir d’hiver. Non. Le début d’une tendre après-midi de printemps. Il faisait chaud, c’était l’Été. Non, c’était l’Hiver. Il y a un manteau. Il y a un manteau dans cette histoire. Il n’y a pas de manteau dans les histoires d’Eté. C’était n’importe quand. Ça n’a pas d’importance.

Je marchais, je marchais les mains dans les poches, dans les poches de mon manteau, mon manteau d’histoires d’hiver. J’étais seul. Absence. Absences. Aquarium. Un peu de douleur quelque part. Mais ça ne fait pas tellement mal. Et ça n’a pas tellement d’importance.

C’était une ville. Des trottoirs. Des passants, des réverbères, des immondices, enfin toutes histoires habituelles de trottoirs ordinaires.

Un mendiant, assis contre son mur, son chapeau devant lui. Mais je ne le remarque pas. Quelque chose en moi a vu le mendiant, mais ma conscience ne s’en imprègne pas et je passais mon chemin.

« Eh, Jeune homme… »

Jeune homme, je déteste que l’on m’appelle « Jeune homme».  Il n’y a pas de raison pour que l’on m’appelle « Jeune homme ». Jeune homme, c’est comme une amputation. Je n’aime pas qu’on m’ampute.

Je m’arrêtais, les yeux dans les chicots de mon mendiant.

« Eh, jeune homme. Tu ne m’as rien donné ! »

Rien à redire à cela. Je jetais dix francs dans son chapeau. Il me dit merci et je repris mon chemin, guéri.

Mais quatre pas plus tard,… « Hé !  Jeune homme… »

Encore de ce jeune homme. Des coups de pied. Des coups de pieds par dessus la barrière du chapeau. Des coups de pied dans cet univers de chicots. ça ne se fait pas, ça ne se peut pas. Les Messieurs bien élevés ne donnent pas de coups de pied dans la figure des mendiants qui mendient, même quand ces derniers les insultent jeune homme. Je m’arrête donc, patiemment, avec impatience.

« Tu auras ce culot. Ce culot de continuer dans la vie avec ce beau pardessus neuf sur tes épaules, toi qui es jeune et fort, après m’avoir croisé, moi qui suis vieux, malade et qui n’ai qu’un vieux manteau si sale, usé, troué. Tu auras ce culot ! Tu leur ressembles. Tu as passé ta vie à t’imaginer que tu ne leur ressemblais pas, mais tu leur ressembles. »

Rien à redire à cela. J’hésitais cependant ; mon manteau, un manteau bien ordinaire, pas du tout un manteau neuf. Mais c’est vrai, tellement mieux que le manteau de ce pauvre homme. Nous échangeâmes nos manteaux. Nouveau merci, nouvel adieu, nouvelle guérison.

Six pas plus loin, six pas cette fois mais pas plus de six pas : « Hé !  Jeune homme ! »

Jeune homme. Ça ne me met même plus en colère. On s’habitue à tout, même à se faire traiter de jeune homme. Il faut toujours frapper quand on est en colère, sinon la colère meurt, et l’envie de frapper disparaît. C’est une façon de devenir lâche, de s’habituer.

Je m’arrête, une nouvelle fois, toujours avec la même impatience mais déjà beaucoup plus patient.

« Tu auras ce culot, ce culot de marcher dans la vie, avec ces belles chaussures neuves à tes pieds, toi, toi qui est jeune et sain, après m’avoir croisé moi, moi qui suis vieux et dont les chaussures… »

Et un long développement sur l’état de ses chaussures, leur douloureux passé, leur redoutable présent, leur court avenir.

Les chaussures à présent. Mais que répondre à cet appel ?

C’était un vieil homme et moi j’étais fort. Et tout avait si peu d’importance. Y avait-il quelque chose qui méritât de faire de la peine, même un tout petit peu de peine à qui que ce soit ?

Les chaussures donc. Nous échangeâmes nos chaussures. C’est à ces petites choses qu’il nous est donné de voir comme Dieu est bon : nous avions les mêmes pointures. Le mendiant se plaignit un peu qu’il avait les pieds serrés, mais cela s’arrangerait sûrement, avec le temps, avec les pas.

Et pour moi, non, aucun problème, très à l’aise dans ses chaussures, l’odeur, bien sûr, mais c’était une odeur humaine et je n’allais pas m’imposer la honte de mépriser aucune odeur humaine.

Et puis, il y eut nos vestes. Et nos chemises. Et pour finir nos culottes. Un moment un peu désagréable l’échange des culottes, mais personne ne passa et tout se fit sans difficulté.

Le contact du tissu poisseux sur mes cuisses. Bon. Petite affaire. C’est comme de se jeter à l’eau. On peut s’installer n’importe où, même dans la crasse miséreuse. Je l’avais tellement dit, j’étais pris au piège de mes propres certitudes.

Et voilà. Je suis vêtu de la tête aux pieds des habits de mon mendiant, le voilà paré de pieds en cape de mes anciens atours. Nous sommes debout l’un en face de l’autre. Il faut se rendre à l’évidence, il n’a plus du tout l’air d’un mendiant ; qu’il se rase et qu’on lui taille les cheveux, et peut-être un peu de savon, il n’aura plus du tout l’air d’être un mendiant. Il faut se rendre à l’évidence, un mendiant qui n’a plus l’air d’un mendiant, ça n’a aucun avenir ; c’est ce qu’il m’explique ; aucun avenir, j’ai brisé la carrière de cet homme. Une faute impardonnable, j’ai brisé la carrière de cet homme. Et pour moi, qu’irais-je faire où j’allais, vêtu comme je le suis. Ils ne m’ont jamais vraiment reconnu. Mais désormais, ils ne me reconnaitront plus du tout. Ils crieront de dégoût. Ils me jetteront des pierres.

Non, ils ne jetteront pas de pierres, les gens bien élevés, ça ne jettent pas de pierres. Sauf leurs enfants ; leurs enfants peut-être, leurs enfants sûrement. Les parents non. Ils hausseront les épaules. Ils feront semblant de n’avoir pas vu. Mais la nuit, quand on ne les verra pas, et que personne ne pourra les juger, ils lâcheront leurs chiens. Il faut se méfier des chiens de ces gens-là. Tel chien, tel maître. Des chiens bien nourris, bien brossés. Des chiens sans pitié.

Il faut se rendre à l’évidence. Ma barbe poussera, et mes cheveux aussi, et mes dents jauniront, juste ce qu’il faut, juste comme il faut.

Il faut se rendre à l’évidence. Nous nous rendons à l’évidence. Voilà mon mendiant, mille fois mieux fait que moi, pour continuer ma vie, me voilà parfaitement équipé pour prendre le relais de la sienne. Nous échangeâmes nos vies. Il m’expliqua, pour le chapeau, et pour les mercis.

D’ailleurs, ça n’était pas tellement difficile. Je compris vite. Je m’assis à sa place.

Ce n’était pas une si mauvaise place ; un peu rude certes, mais tiède encore de la chaleur de son cul.

Je lui donnais son nom, et son adresse, et son téléphone et je lui dis tous les autres secrets ; la couleur de ses yeux et les fleurs qu’elle aimait, les affaires qui l’irritaient. Le mendiant se frottait les mains. « Une affaire, disait-il, une fameuse affaire, est-ce qu’elle est jolie ? » Je lui dis comme elle était jolie et je le prévins pour la souffrance, mais lui cette affaire de souffrance, ça n’avait pas tellement l’air de l’inquiéter.

Il allait partir et là je vis comme c’était un brave homme, il fit cinq, six pas, comme s’il allait partir, une fois pour toute et définitivement, mais non, voilà qu’il revient, sur ses pas, anciennement mes pas et qu’il fouille dans sa poche, anciennement ma poche, et qu’il trouve de la monnaie et qu’il me jette une pièce, qu’il jette dans mon chapeau, anciennement son chapeau.

« Merci monsieur. »

Je lui dis merci Monsieur, comme il m’avait appris.

« Il n’y a pas de quoi, c’est tout naturel. »

Il y avait tout de même de quoi. La gentillesse. Ca n’a pas de prix, la gentillesse. Les vrais mendiants, ça n’est pas pour les pièces qu’ils disent merci mais pour la gentillesse. Bien sûr, c’est comme dans toutes les professions, il y a ceux qui ne pensent que rendement, chiffre d’affaires, nombre de pièces. Mais les vrais mendiants, les bons mendiants, ceux qui aiment leur travail, leur travail bien fait, ils ne comptent pas les pièces, ils comptent les gentillesses.

C’était par un matin d’automne, par un beau soir d’hiver, dans le milieu d’une tendre après-midi de printemps, c’était l’hiver, c’était hier, c’était il y a très longtemps, donc c’était hier, c’était un homme petit, c’était un homme grand, c’était peut-être un profiteur, non c’était un homme qui me ressemblait, il me ressemblait puisque nous avons pu nous échanger si facilement, c’était peut-être moi, je ne me suis rencontré qu’une seule fois, et puis plus rien, pas de nouvelles, pas de merci, je ne sais même pas ce que je suis devenu. Pour moi, ça m’est égal, ça n’a pas d’importance, mais pour elle, ça m’aurait fait plaisir de savoir pour elle…

C’est un matin d’automne, un beau soir d’hiver, c’est une chanson sans âme, une histoire sans parole, un visage sans visage …

Le temps qui passe au delà du chapeau qui reste ne laisse d’autre trace que quelques pièces sales et parfois un billet, mais c’est rare, il ne faut pas compter sur cela, et de petites douleurs d’âme, qui bien sûr, peu à peu réunies, finissent par devenir ensemble de grandes plaies béantes, mais pas tout de suite, plus tard, plus tard, quand nous serons morts, et que plus personne ne se souviendra de nous.

Je ne serais jamais parti ; je crois que je n’aurais pas pu. J’aimais trop tes bijoux verts et le vert de tes yeux ; et même la douleur, qui t’était comme une sorte de parfum. Même après tout ce temps, même après tant de temps, je n’ai rien oublié ; peut-être un peu ton visage, et aussi tes cheveux ; mais ni les rires joyeux, ni les nuits de cruels bavardages et les aubes blafardes et le crève-cœur de nos désillusions.

Je ne serais jamais parti ; je ne suis pas parti ; c’est à cause du mendiant ; est-ce qu’il a réussi à partir, lui ? A t-il pu s’échapper ? Et toi, toi, te souviens-tu de notre douleur ?

Une jolie fille passe à grand pas sur le chemin qui va. De longues jambes sous une jupe courte, un peu de joie qui va, au rythme de son pas, de longues jambes comme des ciseaux à découper le temps, et moi qui meurt de solitude et de souvenirs, à l’abri de mon chapeau ; mais ce n’est même pas mon chapeau ! Est-ce même ma vie ? Ma douleur ? Ou celle de quelqu’un d’autre qui se prend pour moi ? Aurais-je inventé jusqu’à cette histoire de clochard et de manteau, pour me servir d’alibi ? Avons-nous d’autres vérités, pauvres mortels, que celles de nos légendes ? 

J’ai froid. Je crois qu’il pleut. Ce qu’on appelait la pluie, autrefois, derrière les fenêtres. Une pluie d’automne. Ou peut-être d’hiver. Ou pire. Pire de toutes façons. Pire, heureusement. Parce que cela n’a pas tellement d’importance. Peut-être pas du tout d’importance.

Ci-gît, mort, derrière son chapeau, sâle, un homme usé qui s’est tellement pris pour un clochard que tous l’ont cru, et finalement, lui aussi.

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