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24 juillet 1980

La mouette bleue

La mouette bleue dort, épuisée, dans sa petite chambre, tout en haut du grand phare gris. Mauvais sommeil, ponctué de mauvais souvenirs, d’émotions trop fortes, de sensations douloureuses. Petit matin gris. Les formes et les contours ont à peine fini de s’accoucher de la nuit. Un peu de brise fraîche. Le phare, tout seul au milieu de l’océan. Vers l’Est, une vague traînée brune entre la terre et l’eau, marque que le continent est là-bas, quelque part. Mer calme. Quelques vagues viennent, à la queue leu leu, comme avec regret, s’échouer tendrement aux pieds du grand phare gris. Seul, vers l’Ouest, un bateau, de pêche en pêche, relève son filet.

La mouette bleue dort ; mauvais sommeil.

Elle ne va plus dormir longtemps, pauvre petite mouette ! Mais elle ne le sait pas encore, et repose, et prend quelques forces malgré tout ! Dieu soit loué.

Une si jolie mouette. Une mouette bleue. Les mouettes bleues, ça n’existe pas dans les histoires inventées de grandes personnes. Mais si, dans cette histoire, qui se produit dans le pays où les plus jolies mouettes sont bleues. Et, certaines, comme la nôtre, apprivoisées.

Apprivoisées ? Ils vous diront que non, que ce n’est pas possible, que les mouettes ne sont jamais bleues, et que, de toute façon, on ne peut pas les apprivoiser. Mais c’est parce qu’ils ne savent presque rien, et qu’ils sont incapables de rien croire de ce qu’ils ne savent pas déjà.

On peut réussir à apprivoiser les mouettes. En tout cas, un peu. Du temps, de l’adresse et de la chance. Et puis, ça n’est jamais définitivement pour toujours. Mais on peut y réussir.

Bien sûr, un geste trop brusque, une maladresse, et la mouette s’enfuit. On peut perdre sa mouette, même la mieux et la plus parfaitement apprivoisée, en quelques secondes, et sans aucun avertissement. Mais, le plus sûr moyen de la perdre à tout jamais, irrémédiablement, c’est de prétendre lui supprimer son pouvoir de s’enfuir. On ne peut mettre les mouettes en cage : elles y deviennent folles, s’y brisent bec, pattes, ailes, meurent, les unes tout de suite, les autres, à petit feu. Mais, meurent de toute façon, ou bien trouvent un moyen de s’enfuir. Et ne reviennent plus jamais.

Si la fenêtre est fermée, votre mouette est perdue pour vous. Si la fenêtre est ouverte, la mouette restera ou sortira, c’est selon. Il y a une chance qu’elle reste, une autre aussi qu’elle parte.

Soit ! Mais les apprivoiseurs de mouettes doivent se résoudre à vivre avec ce risque-là ; sinon qu’ils aillent s’occuper de canards ou d’oies, dont ils couperont les ailes ; mais pour les mouettes, qu’ils y renoncent, voilà ce que leur dit la sagesse !

Ah, comme le sommeil de la mouette est agité. La voilà qui se tourne sur son côté droit, et puis son côté gauche, et puis son côté droit. Gestes incohérents des ailes ; et qui grince du bec… N’y aura-t-il personne pour lui venir prendre la main et pour l’apaiser ?

Voyons, qui dans ce décor ? Il y a bien les pêcheurs du bateau ; mais ils sont en pêche, ils ne se dérangeront pas. Et puis les bougres, que sauraient-ils dire à une mouette en détresse ?

Et dans le phare ? Une chambre, une table, quelques chaises, un lit, et répandu dessus, n’importe comment, le gardien ! Mais celui-là dort d’un vilain sommeil. Une, deux, trois bouteilles vides autour de lui. Homme qui boit n’est pas homme qui donne et ne saura rien consoler. Celui-là laissons-le à son ivresse.

Mauvais sommeil en haut, mauvais sommeil en bas, et cette tension qui semble comme collée aux murs du phare : il y a eu querelle – peut-être violence – entre nos deux dormeurs.

Pauvre jolie mouette bleue. La voilà qui s’agite encore. Qui la viendra consoler ? D’un bout à l’autre de l’horizon, personne qui soit disponible. Le gardien ? Nous avons vu ce qu’il en était ! Tout avait bien commencé entre eux, cependant. Car, on l’a deviné, le gardien du phare, c’est aussi l’apprivoiseur de notre jolie mouette bleue, il y a plusieurs années de cela. Et à tout bien juger, notre homme n’avait pas fait preuve de maladresse, alors. Certes, il y avait déjà en lui quelque chose de ce caractère grognon et violent, qui allait devenir insupportable, plus tard, mais dans l’ensemble, il était alors un personnage de bonne compagnie, agréable à vivre. Oui, ce n’est pas sans habileté qu’il avait pu réussir la séduction de la mouette. Certes, il s’agissait d’une bonne pâte de mouette et qui n’avait pas demandé mieux que de se laisser apprivoiser ; mais cela avait donné une bonne amitié qui avait fait du grand phare, une demeure douce et chaleureuse.

Les choses étaient allées leur vie. Bon an, mal an, autant de charmantes petites couvées, et ç’avait été un plaisir que le spectacle de notre gardien, au demeurant, comme on l’a dit, déjà taciturne et grondeur, préparant, pour aider son amie, pains trempés, poissons bouillis, et autres nourritures convenant bien aux petits de mouettes et de gardiens de phare taciturnes.

Oui, ç’avait été joli spectacle et ce fut donc grande misère quand le spectacle cessa d’être joli.

À qui la faute ? Les grandes personnes, les savants et autres dépeceurs de cadavre se répandront en analyses et en explications mal expliquantes et qui n’expliqueront rien.

Coupable la mouette, parce qu’elle aimait, ses couvées élevées, sentir battre ses ailes dans les vents de tempêtes, et les horizons neufs, les voyages vers de nouveaux visages ?

Coupable le gardien, parce que le temps qui passait assombrissait le sombre de son caractère, et toujours davantage ?

Est-ce la mouette qui s’échappait parce que le gardien devenait mauvais, ou bien le gardien devenait-il mauvais parce que la mouette s’échappait ?

La faute à qui ? Demandons-le à ceux qui savent, au vent, à la mer. Le vent et la mer sourient sans nous répondre et pensent à autre chose. La mer et le vent se soucient bien des fautes des gens !

Mais tout de même, quel sot que ce sot de gardien de phare ! Après tout, les règles des apprivoiseurs de mouettes, on les lui avait dites, et tant pis pour lui s’il n’a pas su les entendre.

La mouette s’envolait, quel souci ! Elle reviendrait bien quand elle serait lasse, et qu’elle penserait repos, soif de calme, de nid, de havre, et qui sait, peut-être de tendresse. C’est là, c’est là qu’il eût fallu faire preuve d’adresse et de tactique. Une nappe sur la table, des fleurs fraîches dans la chambre. Point de questions, mais moult gentillesses et gâteries discrètes !

Or, c’est tout le contraire que faisait notre acrimonieux : ni draps frais, ni fleurs, ni sourires. Maison sale et mégots froids, bouteilles vides et papiers gras, et les reproches aigris, et les humeurs maussades, et toutes autres maladresses.

Petit matin gris ; brise fine. Le pêcheur s’est déplacé un peu vers le Nord ; sans doute qu’il relève un autre filet. Ce sera sûrement une belle journée.

Une journée comme celle où passa le goéland blanc.

Les goélands blancs. Vous savez quels drôles d’oiseaux sont ces oiseaux-là. Les goélands ordinaires, les mouettes et tous autres oiseaux, ça a ses habitudes de pêches, ses lieux de repos, ses territoires, un patrimoine ; mais les goélands blancs, eux, ne sont attachés par rien. Rêveurs perdus, ils vont, sans toit, ni gîte, toujours en quête d’un nouvel ailleurs, toujours lassés par ce qu’ils ont acquis.

Voyageurs. Ils ne sont pas en fait voyageurs mais une manière de sédentaires du voyage. Le vertige est leur quotidien, l’insomnie, leur état naturel, la mort, comme leur petite soeur.

Ils se rencontrèrent au cours d’un vol d’entraînement de la jolie mouette. Longuement, ils volèrent, côte à côte, aile contre aile, d’abord sans se parler, sans même s’oser regarder ; puis regards complices, sourires, bavardages généraux et de plus en plus précis.

Très vite, ils s’émerveillèrent de se si bien comprendre. La mouette expliqua comme elle se sentait prisonnière : le goéland fit le récit de sa prison de liberté. Il donna quelques explications quant à son immense voyage. Encore quelques battements d’ailes. Quelques piqués audacieux, merveilleux vertiges, merveilleuse connivence, et d’un seul coup, sans l’avoir décidé, ils décidèrent de s’envoler ensemble.

Le début du voyage fut une promenade en marge du Paradis. Entre l’oiseau qui n’avait plus d’abri, et celui qui n’en avait jamais eu, infinie complicité, infinis vertiges. Et pendant quelques jours, le Goéland blanc put croire qu’il allait être heureux. La mouette volait auprès de lui, sage, attentive, prévenante, accompagnante. Il put croire, le pauvre fou, qu’il en avait fini des grandes envolées de solitude.

Mais bientôt quelque chose s’assombrit dans ce ciel si brillant.

La mouette s’aperçut qu’il lui fallait faire demi-tour. Non qu’elle voulut rentrer, non ! Mais une babiole à reprendre qu’elle avait oubliée, et qu’il lui fallait absolument.

Un demi-tour, donc ? Va pour un demi-tour ! Les goélands blancs ne sont comptables de rien, pas même de leur temps. On remit le cap en direction du grand phare.

Et puis devant le phare, on se sépara. Le gardien n’eût pas manqué de fusiller, sur-le-champ, le goéland, s’il l’avait aperçu. La mouette donc, vers son bercail ; et le goéland, vers un îlot rocheux, de lui seul connu, et qui lui avait déjà servi de gîte.

Deux jours, deux nuits. Deux jours, deux nuits, effroyables. Il semblait que le gardien fut devenu furieux, bon à enfermer. Quelque commère hirondelle ou cormorane lui avait-elle soufflé mot de l’existence du goéland ? Mais quel sot que ce sot de gardien ! S’il y avait un goéland, c’est sur le terrain même de ce dernier qu’il fallait s’aller battre. Et faire assaut de tendresse, et d’humour et de gentillesse… Ces armes-là, aiguisées par tant d’années communes, comme elles eussent vite balayé celles du pauvre vagabond… Mais non ! Cris, violences verbales, injures écorchantes. Juste ce qu’il fallait pour rendre le goéland encore plus merveilleux, plus indispensable, plus irremplaçable.

Au matin de la deuxième nuit donc, la mouette s’est enfuie. A rejoint son goéland. Merveilleuses retrouvailles. Tendresses et consolations. Et l’envol a repris.

Et le cycle recommença, encore, toujours. La mouette partait, de plein coeur, ivre, légère. Mais toujours il semblait qu’un fil indestructible dut la ramener au phare : elle ne parvenait pas à s’en arracher.

Valse infernale et mortelle ; plus la mouette est loin partie, plus lasse elle revient ; mais plus furieux est le geôlier et plus grande est son envie de briser ailes et reins de la jolie mouette. Et la mouette s’enfuit encore, parce qu’elle a peur d’être prise au piège et qu’elle est lasse des cris.

Alors le goéland blanc comprit qu’il volait autour d’une impasse.

Il comprit que la mouette ne le suivrait jamais complètement, qu’il y aurait toujours quelque chose de la tendresse passée qu’elle ne parviendrait pas à déchirer. Si grand que fût son amour pour lui, elle n’accompagnerait jamais son voyage, et ce voyage, c’était sa mission, sa raison d’être, à lui.

Ils s’expliquèrent sans s’expliquer, au cours d’un long vol d’adieu. La mouette pleurait.

Le goéland serrait les pinces. Ils ne s’expliquèrent pas. Il n’y avait aucune explication à donner. Ce sont, les grandes personnes qui expliquent. Par peur de comprendre. Pour se masquer le fait qu’elles ne comprennent pas.

La mouette est rentrée dans sa chambre ; une dernière fois, pour une dernière nuit, le goéland a rejoint son rocher.

Petit matin gris fer. Le goéland s’éveille ; glacé, dispos. Il est temps, voyageur, c’est l’heure de l’appareillage. Hisse la voile et prends le cap d’un seul coup d’aile, le goéland s’arrache à la terre…    Un grand vol circulaire autour du grand phare… Un dernier cri d’adieu… Un cri ridicule et déchirant de goéland… Et puis longues brassées courageuses, le goéland file à grandes enjambées, vers le plein ciel…..

Petit matin gris fer.    Le bateau de pêche en pêche, là-bas vers l’Ouest. Le grand phare s’ennuie sur une eau presque molle.

La mouette vient de s’éveiller. En un seul instant, complètement éveillée ; complètement lucide. Tantôt, quelque part, encore dans son sommeil, elle a entendu le grand adieu sans adieu de son bel ami blanc.

Bien sûr que c’était lui. Elle le sait. C’est trop bien dans sa manière, ce grand cri comme une signature, et de partir sans autre signature.

Il y a sûrement de longs instants, déjà, qu’il a crié, qu’il est parti. Elle ne sait pas exactement dans quelle direction. Le Sud, c’est certain. Le rattraperait-elle ? Sûrement ! Il ne va pas voler vite, puisqu’il voudra voler longtemps.

Il serait temps encore. Elle le rattraperait. Vers le Sud. Et encore maintenant. Et encore. Tout à l’heure, il sera trop tard. Il est déjà presque trop tard. Elle sait bien comme il avance, à grandes brassées souples et coulantes. Même quand il ne se hâte pas, il va plus vite que la plupart des autres oiseaux. Non, elle le rattraperait pourtant si elle voulait. Mais il est déjà presque trop tard. Presque un peu déjà trop tard. Allons n’y pensons plus ! Il est trop tard ; une page finie, une page bouclée. Une occasion manquée.

Soudain la mouette a trop mal ! Elle comprend qu’elle ne pourra pas ! Elle s’arrache à son lit, elle s’arrache à sa chambre, elle s’arrache à son phare, la voilà, la voilà maintenant, très haut, là-haut, en plein ciel, la voilà prête à partir… et qui ne part pas… immobile au-dessus du phare, elle prend le vent… face au Sud… il faudrait s’arracher, s’arracher à ce paysage qui est son paysage !

Sans s’être vue s’envoler la mouette s’est envolée… Ailes en planeur, face au Sud, bien droite face au vent ; bien droite juste à la verticale au-dessus du grand phare. Merveilleux impossible, mouvement devenu immobile… qu’elle reste, elle ne partira plus jamais… qu’elle parte, elle ne pourra plus revenir !

Le grand phare gris. Petit matin gris. Les formes et les contours ont fini de s’accoucher de la nuit. Un peu de brise fraîche. Vers l’Ouest, le bateau de pêche en pêche relève un autre filet.

Sur le bateau les hommes travaillent, comme travaillent les pêcheurs, hâtifs, précis, méticuleux, silencieux.

Mais l’un d’eux pourtant s’est arrêté, les yeux vers le ciel, il médite…

« Regarde dit-il à son voisin de filet, regarde là-haut ! » Les deux hommes quelques instants admirent l’oiseau magnifique, miraculeusement immobile, au-dessus du phare.

« C’est beau dit le premier ! C’est tellement beau ! Comme elle joue ! Elle joue avec le vent. »

Mais l’autre pêcheur est plus vieux et meilleur connaisseur en âmes de mouettes.

« Elle ne joue pas dit-il gravement. Elle ne joue pas du tout. Elle choisit. »

Son compagnon le regarde, ahuri.

« Elle choisit, un cap ! Elle choisit son cap ! Voilà ce qu’elle choisit. »       

Le vieux pêcheur a rougi dessous son hâle, et ne sait pas pourquoi. Est-ce que les jeunes peuvent rien comprendre aux histoires de mouettes             ? À ceux qui ne savent pas, il est inutile de rien expliquer.

Avec hâte, les deux hommes ont repris leur travail, parce que la pêche est un métier rude et que les filets n’attendent pas.

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