Et si l’emploi salarié n’était pas la solution pour lutter contre le chômage ?
Plusieurs de mes lecteurs m’ont reproché mon attitude critique au sujet du mouvement « Je suis Charlie ».
Ce que je craignais, c’est que tout cela ne soit que le moyen pour le pouvoir et les médias d’empêcher que ne soient posées les vraies questions : et c’est exactement ce qui s’est passé. L’opinion s’est trouvée anesthésiée, et les vraies questions n’ont pas été posées.
Les jeux sont faits : l’avenir proche, c’est le « Doubs » destin, le plus lointain, la grisaille de « Soumission ».
Donc, parlons d’autre chose.
Malgré un ensemble de conditions toutes plus favorables les unes que les autres (robinets grand ouverts de la BCE, chute du dollar, chute du coût du pétrole, reprise dans de nombreux pays…), il ne semble pas que quoi que ce soit bouge réellement du côté du chômage.
Ce qui est étonnant, c’est que certains s’en étonnent. Mais peut-être font-ils seulement semblant ?
Ce qui ne repart pas, en réalité, c’est l’emploi salarié. Or personne ne semble se poser une question pourtant très simple : est-ce que l’emploi salarié est encore adapté au monde du travail d’aujourd’hui ?
Pour un certain nombre d’entreprises, la réponse est clairement : oui, sans aucun doute. De nombreux entrepreneurs se satisfont beaucoup plus qu’ils ne le disent de l’emploi salarié tel qu’il se définit dans notre pays ; malgré ses contraintes et ses coûts ; parce que les contraintes ont une contrepartie : la fidélisation de salariés, attachés aux avantages que leur confère leur statut. (Je suis donc extrêmement réservé au sujet de projets de réforme, tels que « contrat de travail unique ».)
Mais pour d’autres entreprises, pourquoi ne pas le reconnaître, ce n’est absolument pas le cas. Dans de nombreux secteurs, des entrepreneurs peuvent souhaiter acheter un travail, et des « travailleurs » souhaiter le vendre, mais sans que ni les uns ni les autres ne désirent se trouver pour autant liés par les contraintes de l’emploi salarié. Il en est ainsi notamment de nombreux secteurs se développant ou se transformant rapidement. Et il est étonnant que pour une majorité du public, cela soit aussi difficile à comprendre. Pourtant, qui n’a pas eu dans son existence besoin de faire appel aux services d’un plombier, d’un électricien, d’un menuisier, ou encore d’un… informaticien ? Il a pu s’agir d’une mission de quelques heures, ou de quelques semaines, ou de plusieurs mois, ou qui sait de périodes plus longues encore. Ce que vous avez voulu payer, c’est un travail, une expertise ; rien de plus ; rien de moins ; la mission terminée, la relation prend fin ; personne ne doit rien à personne. Et bien sûr, vous n’auriez pas envisagé une seconde, y compris pendant la durée de la mission, de vous retrouver responsable du « plan de carrière » de votre partenaire, de sa « formation », de son « employabilité », et que sais-je encore ! Vous n’avez jamais souhaité endosser une pareille responsabilité, et votre partenaire, de son côté, n’a jamais souhaité entrer dans un tel schéma de dépendance. Ici, on le voit bien, la relation employeur salarié serait tout simplement inappropriée. Et le plus vraisemblable est que si elle s’était révélée la seule possible pour échanger une rémunération contre un travail, cette relation n’aurait pas eu lieu, le travail serait resté non fait, et le partenaire inoccupé.
Dans de très nombreux secteurs, de très nombreux candidats entrepreneurs ont une masse importante de travail à offrir. Mais on peut parfaitement avoir une capacité d’entrepreneur sans se sentir aucune vocation d’employeur de salariés. On peut même éprouver à l’égard du métier d’employeur de salariés une sorte de répulsion. La question n’est pas de juger si c’est bien ou mal, la question est de constater qu’il s’agit d’une réalité.
Le problème est que, pratiquement, je ne peux dans presque tous les cas, confier un travail à un ou plusieurs partenaires que dans le cadre d’un contrat de travail salarié. Comme le dit (à peu près) et fort drôlement, l’économiste Charles Gave : « La France est le seul pays au monde où deux adultes consentants peuvent faire à peu près tout ce qu’ils veulent ensemble, sauf que l’un travaille pour l’autre. » Ils le peuvent cependant, mais à condition que l’un devienne le salarié de l’autre, ce que les deux peuvent très bien ne pas souhaiter.
En effet, si les parties sortent du cadre de l’emploi salarié, ils entrent dans le domaine de la grande incertitude juridique. Supposons que par exemple, le partenaire crée sa propre entreprise et facture au donneur d’ordre des honoraires. Tout à fait insuffisant ! Il faut encore prouver que le partenaire n’a pas un client unique, mais de nombreux clients différents. Et cela y compris si ce partenaire à lui-même des salariés. Car, s’il a un seul client, ce partenaire, comme ses éventuels salariés, pourront être considérés comme les salariés (déguisés) de cet unique client, avec toutes les conséquences qu’une telle requalification entraînera.
Et naturellement, personne n’est prêt à prendre pareil risque ! Et personne ne le prend. Et les chiffres du chômage continuent d’augmenter.
Une réglementation imposée à tous par les organisations professionnelles d’entreprises (très peu représentatives) et des syndicats de salariés (très très peu représentatifs) qui trouvent satisfaction aux seuls contrats de travail salarié, à l’exclusion de toute autre formule.
Ce n’est d’ailleurs en rien un problème nouveau, et dans plusieurs secteurs professionnels, certains usages contournent plus ou moins allègrement la norme juridique ; on parle par exemple en publicité de contrats « free-lance », contrats dont votre serviteur s’est grandement satisfait, pour son propre compte, et il l’espère, pour celui de ses « employeurs », en de multiples circonstances.
Les « partenaires sociaux » et avec eux, les pouvoirs publics, ne se soucient que d’une seule sorte d’emploi : l’emploi salarié. Voulant à tout prix, et contre la marée de l’évidence, occulter que la fin du chômage passe aussi par la possibilité d’autres emplois. Il suffirait d’élargir et de sécuriser des formules telles que l’auto – entrepreneuriat, par exemple. Et c’est exactement ce qui a été fait, avec un succès qu’il faut souligner, dans d’autres pays, à commencer par la Grande-Bretagne. Le chômage a nettement régressé dans ce pays. Mais ce que le public (français) ignore, c’est que, dans le même temps, l’emploi salarié a stagné ; ce qui s’est développé, ce sont donc d’autres formes nouvelles d’emploi.
Pouvoirs publics et partenaires sociaux n’auront qu’un mot à la bouche : lutte contre la précarité, lutte contre des emplois non salariés, forcément précaires. Formidable hypocrisie. Ce qui crée la précarité, ce n’est pas la nature d’un contrat, mais l’absence de travail. Laissez le travail s’échanger librement, il n’y aura plus ni chômage, ni précarité.
Certains candidats à l’emploi sont à la recherche d’un statut assorti d’une rente ; c’est tout à fait leur droit, et il conviendra pour ceux-ci de rechercher des emplois salariés. Mais d’autres candidats sont à la recherche non d’un statut, mais d’un travail, contrepartie d’une rémunération. Pour ceux-là, les possibilités de travail non salarié devraient être élargies. Dans leur intérêt ; mais paradoxalement, et ce que pour l’instant, ni les partenaires sociaux, ni les médias, ni les pouvoirs publics ne peuvent comprendre, dans l’intérêt aussi des candidats à un statut : puisque de nombreux candidats à un travail, enfin satisfaits, libéreraient des postes à statut.
Le problème de la France n’est pas un problème de manque de travail ; c’est seulement un problème de réglementation.
Mais ne soyons pas naïfs : cette nécessaire réforme ne sera jamais proposée chez nous, ni par les partenaires sociaux, ni par aucun pouvoir politique, et ne sera jamais soutenue par aucun média. Est-ce à dire qu’elle ne se fera pas ? Elle se fera, sans aucun doute. Quand les candidats à un travail seront encore plus nombreux qu’ils ne le sont aujourd’hui, comme le prouve le nombre impressionnant de créations de très petites entreprises et d’auto entrepreneurs. Et quand tous ces candidats auront décidé de faire entendre leurs voix.
Paris, samedi 7 mars 2015
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