Le président de la République l’a crânement déclaré : quoi qu’il arrive, il est déterminé à gouverner jusqu’à la fin de son mandat. Quelle nature ! Nature, vous avez dit nature ? Est-ce le mot bien approprié ?
Le président de la République est déterminé à gouverner jusqu’au terme de son mandat, et cela, quoi que puissent en dire les sondages. Même s’ils lui devenaient encore plus défavorables qu’aujourd’hui ? Même dans ce cas.
Certains soutiendront qu’un tel contrat à durée déterminée, impossible donc à remettre en question avant son issue, n’est pas sans soulever certains sérieux problèmes. Par exemple, on pourrait imaginer qu’un menteur suffisamment beau parleur se fasse élire sur un programme de mensonges et de promesses intenables, puis impose par la suite aux électeurs, réduits pour cinq ans à l’état de contribuables impuissants et passifs, tout ce qu’il voudrait, y compris les décisions les plus impopulaires.
Par exemple ? Qu’on augmente les impôts des catégories sociales réputées avoir mal voté (retraités, classes moyennes…) ! Et que parallèlement, on réduise ou même supprime la contribution des autres : bas salaires pour les uns, ou salaires des journalistes, pourquoi pas ? Ou encore qu’on se fabrique de toutes pièces de futurs « bons » électeurs, en donnant le droit de vote aux populations immigrées.
Mais d’autres objecteront, sans doute avec raison, qu’il serait bien dangereux que l’on demandât trop souvent son avis au peuple (comme le font par exemple nos voisins suisses, ce qui a notamment pour effet pervers de les rendre incontestablement plus suisses que n’importe quelle autre nation). Cela pourrait conduire à réellement sanctionner les criminels récidivistes, ou encore à refuser le retour sur notre territoire aux personnes convaincues de djihadisme. Si l’on avait tenu compte de l’avis du peuple, ne l’oublions jamais, nous ne serions même pas européens, et nous serions ainsi privés de la croissance formidable de la « zone euro », et de tous les bienfaits de sa monnaie. Notre taux de chômage aurait sans doute atteint des niveaux à donner le vertige, peut-être que jusqu’au quart de nos jeunes seraient sans emploi, le produit intérieur brut stagnerait, ou pire, serait en régression. Ce tableau, comparé à notre situation présente, ne laisse aucune place au doute, on en conviendra.
Mon avis là-dessus ? N’étant titulaire ni du diplôme de l’École nationale d’administration, ni de celui de l’institut des sciences politiques, ni d’aucun autre diplôme de ce genre, il n’a guère d’intérêt, je le reconnais bien volontiers, et j’en dispenserai par conséquent mon lecteur.
Je resterai dans le domaine où les années et les soucis ont fini par me donner un certain niveau d’expertise, celui de la petite entreprise, pour faire la remarque suivante : ce que nos institutions semblent permettre à nos dirigeants politiques, c’est-à-dire gouverner sans l’adhésion large, pleine, entière d’une solide majorité, aucun dirigeant d’entreprise ne pourrait sérieusement le concevoir, à long, ou même moyen terme, fût-il simple artisan avec un unique apprenti.
L’entrepreneur n’est pas toujours aimé de ses salariés, il peut même dans certains cas en être détesté. Mais même dans cette situation, son projet, il fait en sorte de le partager avec tous. C’est-à-dire qu’il ne se contente pas d’expliquer, ce serait gravement insuffisant, et le projet n’aboutirait pas. Il faut aussi convaincre, donner l’envie d’adhérer, faire preuve d’enthousiasme, et cet enthousiasme, au moins pour partie, le communiquer à tous. Sans cette adhésion globale, l’entreprise va se mettre à boiter, et les jours d’une entreprise qui boite sont bientôt comptés.
Rien de bien étonnant à cela, d’ailleurs : même les organisations humaines les plus primitives ont toujours fonctionné sur ce modèle. Le structuraliste Lévi-Strauss, ou plus encore l’ethnologue Pierre Clastres ont montré le vrai rôle du « chef » dans les tribus primitives : celui-ci ne disposait d’aucun pouvoir de commandement, et si par hasard il manifestait une telle volonté, il se voyait aussitôt chassé, ou même mis à mort. Ses projets pour la tribu, il devait les exposer aux familles les unes après les autres, et par son habileté oratoire et sa capacité de persuasion, gagner le plus grand nombre à vouloir le suivre, chacun restant libre cependant de sa propre décision.
Et contrairement d’ailleurs à une idée souvent reçue, ce modèle se retrouve de la même manière à des niveaux encore plus primitifs, celui du monde animal, et notamment des animaux dits sociaux.
Certes, l’un des premiers scientifiques à avoir décrit l’organisation sociale des primates s’appelle Solly Zuckerman. Il dépeint une société organisée autour de mâles violents, dominants et agressifs, entourée de femelles soumises et réceptives, un ordre social d’une grande rigidité, construit sur des confrontations brutales. De même le célèbre éthologiste Konrad Lorenz a-t-il fait le tableau de sociétés de loups, totalement hiérarchisées, avec des dominants imposant une loi d’airain à des dominés abrutis de soumission : maître absolu, un mâle « alpha », secondé d’une femelle « bêta » terrorise tous les autres, à commencer par un « gamma », suivi d’un « delta », qui craint « gamma », mais règne sur un « epsilon », pour finir pas un « oméga », souffre-douleur de tout le monde et qui, le malheureux, ne peut se venger sur personne.
Mais ces augustes savants ont sans doute commis au moins deux erreurs. La première est d’avoir tenu pour rien les conditions de vie des animaux qu’ils observaient : la captivité et le surpeuplement de zoos. Quels enseignements sur le comportement sauvage ?
La seconde ? Sans doute malgré eux, ils ont projeté sur le monde animal leur conception d’une certaine société occidentale, faite de compétition entre les individus, où certains parviennent à imposer leur volonté à d’autres, le tout sans doute pimenté de quelque secret phantasme, de mâle dominant régnant sans partage sur un harem soumis et consentant…
De fait, ces augustes « savants » et nombre de leurs successeurs ont largement fait la preuve de leur capacité de domination, en tout cas sur les cerveaux : leurs « découvertes » continuent de faire loi et sont répétées par le plus grand nombre comme catéchisme ! Et pourtant, cela fait longtemps que d’autres observateurs (en fait d’abord des observatrices) sont venus infirmer ces belles certitudes, au point que concernant les primates, un Frans de Waal dans son livre « La politique du chimpanzé », nous montre que chez ces animaux, le pouvoir, s’il existe, est beaucoup moins le résultat d’une plus grande force physique, que celui d’une capacité à nouer un plus grand nombre d’alliances.
Et pour les loups, un Anglais, Barry Eaton, dans un très court ouvrage : « Dominance, mythe ou réalité » y conteste de manière très documentée un soi-disant comportement hiérarchique chez les canidés. Il défend que les meutes sauvages sont toujours en réalité des familles, dont le soi-disant couple dominant n’est autre que le couple parent de tous les autres, ce qui relativise considérablement la portée d’une apparente autorité, démentie d’ailleurs par des observations plus attentives qui viennent montrer que s’il existe en effet des tyrans dans la famille, ce n’est pas du côté des plus forts qu’il faut chercher, mais bien plutôt de celui des animaux… les plus jeunes… Et si le père de famille finit par conduire les plus âgés de ses fils et filles à la chasse, ce n’est nullement parce qu’il le leur impose, mais parce qu’il les y entraîne : ceux-ci le suivent, non parce qu’ils y seraient obligés, mais parce qu’ils le souhaitent.
De telles remarques pourraient être étendues jusqu’aux animaux qui nous paraissent les plus socialement organisés, comme les abeilles. Où l’on démontrerait que c’est tout à fait abusivement que nous qualifions reine une pondeuse sans aucun pouvoir, tandis que les essaims apparaissent finalement guidés par les butineuses les plus expérimentées, après que ces dernières se soient largement concertées entre elles, et que l’une d’entre elles soit parvenue à gagner à son avis toutes les autres.
Nos belles institutions ? Je note seulement qu’elles conduisent à des situations dont on ne trouverait aucun modèle dans la nature. Et je ne trouve pas cela tellement rassurant.
Paris, le 23 septembre 2014
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