Le bruit médiatique n’a peut-être pas encore effacé cela complètement de votre mémoire : récemment, Monsieur Gattaz, le président de notre Medef national a eu l’outrecuidance de susurrer le début d’une proposition visant à permettre aux jeunes gens d’intégrer plus facilement (moins difficilement ?) le monde du travail : l’instauration, pour une période limitée, d’un SMIC atténué, moins dissuasif pour les entreprises.
Ce disant, le patron des patrons était certainement sans illusion quant à l’écho que produirait sa proposition sur une partie de l’opinion. Il n’empêche ! Il aura sans doute été surpris, au moins autant que la plupart d’entre nous, de l’origine de l’une des réactions parmi les plus virulentes, puisqu’il ne s’agit pas moins… d’un autre patron, à vrai dire une patronne, et non des moindres : l’ex-présidente du même Medef, Dame Parisot, en personne ! Allée jusqu’à déclarer son prédécesseur dans le fauteuil qu’elle avant tant fait pour ne pas quitter, d’esclavagiste ! Esclavagiste, pas moins que cela !
Dans un précédent billet dont le titre, j’en conviens, pourrait me valoir tout à fait injustement les pires accusations de phallocratie : « Remettre les dames leur place ! », auquel je renvoie (modestement) mon lecteur, je démontrais en effet toute l’importance qu’il convenait d’apporter au point de vue d’une personne destinée à avoir sur le destin de l’emploi un rôle au moins aussi important, sinon plus encore, que celui d’une autre, souvent nommé la « dame des 35 heures ». Je ne reviens donc pas sur ce point, mais sur les réflexions qu’inspirent à un « petit patron » les explications complémentaires apportées par la virulente accusatrice, manifestement ravie de se trouver plusieurs fois interviewée. À se demander si tel n’était pas là son objectif premier ?
Passons d’abord sur une certaine confusion dans le discours de la dame, qui semblerait parfois dire que l’actuel SMIC aurait été porté au-delà du souhaitable ; mais comme l’instant d’après, elle soutient, la voix vibrante de douloureuse indignation, qu’on ne peut pas « vivre avec le SMIC »…
Ou encore sur certaines affirmations facilement péremptoires, comme celle-ci : le SMIC serait une invention des libéraux… Raccourci très osé ! Qui occulte que si, de fait, le SMIG, ancêtre du SMIC est une création d’Antoine Pinay, ce modèle originel se distingue à ce point de son successeur qu’il n’est pas certain que son inventeur continuerait d’en revendiquer aujourd’hui la paternité. Mais qui ignore surtout que dans leur grande majorité, les libéraux sont au contraire totalement et PAR PRINCIPE, opposés à toute notion de salaire minimum.
Ce qui nous conduit à l’argument central défendu par l’ex-présidente : une dévalorisation même limitée dans le temps et dans le public du salaire minimum reviendrait à une « dévalorisation de la valeur travail ». Pas moins que cela !
On pourrait être tenté de discuter ce point de vue, en montrant par exemple que la « valeur travail » d’un primo employé pourrait être inférieure à celle d’une personne plus expérimentée, et qu’il ne serait donc pas si anormal qu’elle fut payée moins cher. Ce serait là, à mon avis, une erreur grave, car elle nous ferait entrer dans le système de pensée qui conduit à la déroute actuelle ! C’est que l’idée même d’une « valeur du travail » est en réalité un concept marxiste : un échange entre un acheteur et un vendeur du travail, avec nécessairement un gagnant et un perdant, ce qui justifie l’intervention de l’État ou des partenaires sociaux étrangers à l’entreprise pour réguler le partage de la richesse.
À l’opposé d’un tel point de vue se situent les horribles libéraux, qui ont l’outrecuidance de défendre que dans un marché libre du travail, sans contrainte de prix par conséquent, on n’a plus un entrepreneur riche, paresseux et assoiffé de sueur ouvrière, qui entend payer celle-ci le moins cher qu’il pourra, rien du tout s’il le pouvait, mais la conjugaison d’un créatif porteur de projet et d’une équipe adhérente à ce projet, projet créateur de sa propre richesse ; échange productif de bénéfice pour chacune des parties : sinon, il n’aurait tout simplement pas lieu !
Dans le cadre d’une pensée libérale, à laquelle semble se référer (mais faussement) l’ex-présidente, il ne saurait y avoir atteinte à une quelconque valeur travail, tout simplement parce que, pour cette pensée, le travail n’a pas de valeur en soi (école autrichienne, Milton Friedman…) : même en étant aussi méchants que sont réputés l’être les employeurs, on ne saurait nuire à quelque chose qui n’existe pas. La valeur d’un bien ou d’un service n’est pas la quantité de travail et de capital technique nécessaires à la production du bien ou du service (conception marxiste). Mais pour un libéral, seule compte la hauteur d’un éventuel « désir » d’au moins un individu pour ce bien ou pour ce service.
En l’absence de désir, il n’y a tout simplement pas de valeur.
Il serait tout aussi faux de croire que ce désir pourrait être mesuré par un prix : il y a le prix, c’est vrai, mais aussi toutes sortes d’autres considérations objectives ou non, conscientes ou non, qui entourent l’idée que l’on se fait de l’objet éventuellement désiré.
Dans le cas du travail, le prix n’est que l’un des éléments constitutifs de l’éventuel désir d’un entrepreneur de s’associer le partenariat de salariés ; les innombrables risques liés au statut d’employeur pèsent bien souvent beaucoup plus lourdement que le montant du salaire.
Et parmi ces risques, le coût d’une éventuelle débauche devenue nécessaire. Coût que l’ex-présidente a précisément lourdement (et quasi clandestinement) alourdi, comme je m’en explique dans mon billet cité plus haut, et comme vont peu à peu le découvrir les employeurs, les dissuadant toujours plus d’avoir recours à l’emploi salarié. Et à cela, c’est vrai, la proposition de Monsieur Gattaz n’apporte aucun remède.
Madame Parisot pourra s’enorgueillir d’avoir œuvré de la manière la plus efficace pour la conservation de la valeur travail ! Suscitant plus de répulsion que de désir, ladite valeur ne craint désormais plus l’usure de trop excessives utilisations…
L’ennuyeux, me direz-vous, c’est que des porteurs de projets (les entrepreneurs), dissuadés de partager leurs projets, font des embauches toujours plus rares.
C’est que l’on peut contraindre les porteurs de projet à n’embaucher que dans le cadre d’un salaire minimum.
Mais on ne peut pas (pas encore ?) les contraindre à embaucher.
Paris, 15 mai 2014
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